Julius
(1844-1918) est le savant protestant qui construisit, dans le dernier quart du 19e s. la théorie sur la composition du Pentateuque qui devint presque un dogme des études bibliques pendant des décennies, et dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui jusque chez ses contradicteurs (cf. Prolegomena zur Geschichte Israels, Berlin : G. Reimer, 1879). L'histoire de la rédaction du Pentateuque avait suscité une recherche intense depuis des siècles.Introduction : bref rappel sur « l'authenticité mosaïque » du Pentateuque
Pendant longtemps, les cinq premiers livres de la Bible avaient été attribués à Moïse lui-même.
- Conformément au reste du judaïsme antique ( ; 4,291 ; AJ Proeem. 4,18-26 ; IV 8,48, 326, ; b. Baba Bathra 14b) Vit. Mos. 1,4
- Jésus et les apôtres se conforment à cette opinion (Jn 1,45 ; 5,45ss ; Rm 10,5).
Cependant les traditions les plus anciennes n'ont jamais affirmé explicitement que Moïse fût le rédacteur de tout le Pentateuque.
- Quand le Pentateuque lui-même dit, très rarement, que « Moïse a écrit », il applique cette formule à des passages particuliers, surtout législatif (Ex 24,4 ; 34,27 ; Dt 1,1.5 ; 4,45 ; 31,9.24) parfois périphériques (Ex 17,14 ; Nb 33,2 ; Dt 31,30). Cf. encore Ml 3,22 ; Esd 3,2 ; 7,6 ; 2Ch 25,4 ; 35,12)
Du fait des doublets, répétitions, transitions complexes, l’authenticité mosaïque du Pentateuque a été mise en question
- dès le 12e s. Gn 12,6 ; 13,7 censés être avant la conquête ; proposa que d'autres auteurs aient « complété » l'œuvre de Moïse en relevant des anomalies comme le passé dans la désignation de la Terre promise en
- A.B. (fin du 15e, première moitié du 16e s.) puis le catholique Andreas (16e s.) évoquent l’hypothèse Esdras, le premier pour la rejeter, le second pour l’adopter.
- Au tournant du 18es., le juif sephardi Baruch l’adopte aussi, puis le catholique Richard croit devoir constater que « Moyse ne peut être l'auteur de tous les livres qui lui sont attribués » et élabore l’idée d’une chaîne de traditions reliant Moïse à Esdras. Hobbes de son côté conteste tout lien auctorial du Pentateuque avec Moïse.
- Et le 19e s. oscilla entre affirmation romantique de la nécessité d’un génie comme Moïse pour un tel monument littéraire ( ) et réduction de Moïse à une figure mythologique ( ).
En même temps qu’on s’interrogeait sur l’auteur, on posait les questions de :
- L’existence et l’extension de sources en amont du texte canonique ;
- L’existence et le mode de transmission de traditions orales ou écrites ;
- Des liens entre ces traditions, ces sources, cette compilation et des faits historiques.
Les réponses à ce questionnement trouvèrent une première synthèse « classique » dans le système de
.I — LA THÉORIE DOCUMENTAIRE
Description
Pour Julius
(et Heinrich et leurs successeurs, qui développèrent et complexifièrent à loisir la théorie), le Pentateuque résulterait de la fusion de documents au départ composés de manière autonome, eux-mêmes synthèses de sources orales ou écrites diverses. On pourrait identifier quatre documents de base, différents par l'âge et le milieu d'origine mais tous très postérieurs à Moïse.À l’origine, il y aurait eu deux ouvrages narratifs :
- le Yahviste (J), qui emploie dès le récit de la Création le nom de YHWH sous lequel Dieu s'est révélé à Moïse, aurait été mis par écrit au 9e s. av. J.-C. en Juda.
- L'Élohiste (E), qui désigne Dieu par le nom commun d'Élohim, aurait été mis par écrit un peu plus tard en Israël. Après la ruine du Royaume du Nord, les deux documents auraient été fusionnés en un seul (JE).
Après Josias,
- le Deutéronome (D) y aurait été ajouté (JED).
Après l'Exil,
- le Code Sacerdotal (P), qui contenait surtout des lois avec quelques narrations, aurait été uni à cette compilation à laquelle il servit d'armature et de cadre (JEDP).
Cette théorie a joui d’un quasi-monopole dans les milieux universitaires pendant un siècle, jusqu’à ce que d’autres paradigmes lui succédassent peu à peu à partir des années 1970, sans qu’aucun n'emporte le consensus. On y revient plus bas.
Présentation des sources selon l’hypothèse documentaire
La théorie documentaire a donc discerné quatre courants de tradition.
Le Deutéronome (D)
C'est un ensemble qui se détache clairement du reste du Pentateuque. Il se caractérise par un style très particulier, ample et oratoire, où reviennent souvent les mêmes formules bien frappées, et par une doctrine constamment affirmée : entre tous les peuples, Dieu, par pure complaisance, a choisi Israël comme son peuple, mais cette élection et le pacte qui la sanctionne ont pour condition la fidélité d'Israël à la loi de son Dieu et au culte légitime qu'il doit lui rendre dans un sanctuaire unique.
- Doctrines : à l’insistance sur le lieu unique du culte (Dt 12) correspond l’exhortation à la vénération exclusive du Dieu d’Israël (Dt 6,4s) et la mise en garde contre le culte des « autres dieux » qui ne sont quasiment jamais appelés par leur nom. L’idée de l’élection implique de la part d’Israël une stricte séparation des autres peuples et de leurs pratiques religieuses (cf. Dt 7). L’alliance entre Dieu et Israël a pour centre un code législatif (Dt 12-26). Les motivations pour les lois qui s’y trouvent se réfèrent constamment aux événements liés à la sortie d’Égypte (Dt 4,31 ; 16,3, etc.), dont le Deutéronome souligne l’actualité pour « aujourd’hui » (Dt 1,10). Le code deutéronomique a apparemment été conçu pour actualiser, voire pour remplacer le « code de l’alliance » (Ex 21-23) qui provient sans doute de l’époque monarchique (8e s.) et constitue le code le plus ancien à l’intérieur du Pentateuque. Il admet la diversité des lieux de culte, contrairement au code deutéronomique
- Une école ? Le Deutéronome est un ouvrage d'école : certes, l'ensemble n'est pas absolument homogène, que ce soit au plan de la théologie ou de l'expression littéraire, mais les additions – principalement le premier (Dt 1,1-4,44), et le troisième discours de Moïse (Dt 29-30) (mais aussi le deuxième discours de Moïse (Dt 4,45-28,68), voire une partie des appendices (Dt 29-31) — se font dans le même esprit. Certaines additions doivent être mises en rapport avec la rédaction ou la révision de l'ensemble qui va de Josué à la fin des Rois et qu'on nomme fréquemment « Histoire deutéronomiste » ; elles ont pu être faites pendant l'exil babylonien ou même après celui-ci. Aujourd’hui, on parle aussi souvent d'influences deutéronomiques ou de rédactions deutéronomistes dans les livres de la Genèse, de l'Exode et des Nombres. L'amplitude du phénomène est frappante mais ne doit pas être majorée : même si l'orientation théologique ou l'expression littéraire sont partiellement comparables, les relations entre les textes peuvent être assez complexes. Certains passages du reste du Pentateuque peuvent être antérieurs au Deutéronome tout en présentant déjà des caractéristiques littéraires qui fleurissent plus tard avec le Deutéronome, ou en exprimant des idées voisines à celle de ce livre.
- Origines possibles : le Deutéronome est le point d'aboutissement d'une tradition apparentée à certaines traditions du Royaume du Nord (Israël) et au courant prophétique, notamment au prophète Osée. Le noyau du Deutéronome peut donc représenter des coutumes du Nord, apportées en Juda par des Lévites après la ruine de Samarie. Cette loi, peut-être déjà encadrée dans un discours de Moïse, a pu être déposée au temple de Jérusalem. La comparaison avec les mesures de Josias lors de sa réforme religieuse, inspirée par la découverte d'« un livre de la Loi » (2R 22-23) qui semble bien être le Deutéronome, prouverait que ce livre existait déjà vers 622-621 av. J.-C., mais probablement sous une forme plus brève que la forme actuelle. L’exigence d’un sanctuaire unique (Dt 12) est liée à cette réforme politique et cultuelle opérée par Josias. Mais il n'est pas exclu que l'ouvrage ait été composé sous Josias pour servir son dessein de réforme : qu'il ait été trouvé au temple lui confère une autorité qu'il n'aurait certainement pas eue s’il avait été présenté comme un ouvrage qui venait d'être rédigé. L’attention portée aux Lévites (Dt 18), décrits comme détenteurs de la loi (Dt 33,8-11) et prédicateurs aux côtés de Moïse (Dt 27,9) est souvent interprétée comme un indice que le Deutéronome serait le fruit de l’enseignement des Lévites. Or, dans de nombreux textes, les Lévites apparaissent comme des personnes inoccupées à la suite de la centralisation du culte à Jérusalem, ce qui rend difficilement concevable qu’ils soient les auteurs des textes deutéronomistes. Il faut plutôt chercher ces auteurs parmi les scribes et les familles influentes de la cour, et ceci d’autant plus que le Deutéronome reprend la terminologie et le style de documents assyriens connus sans doute à la cour de Jérusalem. Après la destruction de Jérusalem et du temple, le Deutéronome est relu et réinterprété à la lumière de la catastrophe, laquelle se trouve également reflétée dans les textes deutéronomistes du Pentateuque en général. C’est le refus de la parole divine qui devient désormais dans ces textes la clé pour comprendre l’exil, interprété comme une sanction divine. Seule l’écoute des paroles du Seigneur, qui s’adressent à chaque génération de lecteurs du Deutéronome (Dt 5,3), offre une voie de salut.
La « tradition sacerdotale » (P)
L'apport de la « tradition sacerdotale » à la configuration du Pentateuque est considérable. Son vocabulaire particulier et son style généralement abstrait, à la fois redondant et sobre la font aisément reconnaître. Les lois constituent la part principale de cette tradition, qui porte un intérêt spécial à l'organisation du sanctuaire, aux sacrifices et aux fêtes, à la personne et aux fonctions d'Aaron et de ses descendants. En plus des textes législatifs ou institutionnels, elle contient aussi des parties narratives, qui sont spécialement développées lorsqu'elles servent à exprimer l'esprit légaliste ou liturgique qui l'anime. Elle aime les computs et les généalogies
- Milieux et datations possibles : cette tradition est celle des prêtres du temple de Jérusalem ; elle préserve des éléments anciens mais ne se constitue que pendant l'Exil et elle ne s'impose qu'après le retour. De fait, l’intérêt de P pour la liturgie s’harmoniserait bien avec le désir des prêtres de restructurer la communauté juive autour du temple rebâti à l’époque perse, sans négliger la dispersion géographiques des Juifs. Il faut distinguer en P plusieurs couches rédactionnelles, notamment la « Loi de sainteté » (Lv 17-26), un « écrit de base » qui lie la sanctification de la communauté à une vraie exigence morale. Cette « Loi de sainteté », que nombre de chercheurs situent aujourd’hui à l’intersection des tendances deutéronomistes et sacerdotales, ne peut être datée. Et des révisions qui ajoutent beaucoup à l’ensemble primitif (Ex 25-40).
- Une école ? Cette source peut sembler à beaucoup un ouvrage d'école. Il est cependant difficile de décider si cette tradition sacerdotale a jamais eu une existence indépendante comme œuvre littéraire ou si, et plus vraisemblablement, un ou plusieurs rédacteurs représentants de cette tradition n'ont pas accroché ses éléments aux traditions déjà existantes et, par un travail d'édition, n'ont pas donné au Pentateuque sa forme définitive.
Le « Yahviste » et l'« Élohiste » (J et E)
Deutéronome et textes attribuables au courant sacerdotal mis à part, il reste une part considérable du livre de la Genèse et des sections importantes de ceux de l'Exode et des Nombres, notamment dans la partie narrative. D’où proviennent-elles ? Y avait-il quelque chose d'écrit, des documents précis, avant l’activité des deutéronomistes et des prêtres de Jérusalem ? La critique classique affirmait l'existence d'au moins deux documents (ou sources), le « Yahviste » et l'« Élohiste » ; de nos jours la réponse est moins facile.
- Origines orales ? Des traditions orales ont cependant pu exister depuis les origines du peuple d'Israël (même si la tendance est aujourd’hui de minimiser le rôle de ce genre de transmission). En tout cas, il semble difficile de nier que la fixation des traditions du Pentateuque a commencé avant le Deutéronome. La prédication d'Osée manifeste qu’il existait vers le milieu du 8e s. av. J.-C. des traditions assez bien établies à propos de Jacob, de la sortie d'Égypte sous la conduite de Moïse, de l'établissement d'une alliance entre Dieu et Israël et du don de la Loi, voire de certains épisodes de la marche au désert. Ces traditions avaient-elles déjà une forme écrite ? Il n'est pas aisé de répondre à cette question, car toute information extérieure aux textes fait défaut. Il est cependant possible d’énumérer plusieurs facteurs susceptibles d’avoir conduit aux premières fixations écrites de certaines traditions narratives et d'un petit nombre de lois : par exemple, la crise provoquée par la menace puis par la conquête assyrienne, ou le développement culturel menant à l'utilisation, encore limitée, de l'écriture pour autre chose que pour des fins utilitaires. Les traditions bibliques témoignent aussi d'une activité littéraire des « scribes » d'Ézéchias (Pr 25,1) ainsi que d'une transmission, qui peut avoir commencé oralement, dans l'école de son contemporain, le prophète Isaïe (Is 8,16). La fin du 8e s. n'est donc pas un début absolu, mais aucune donnée sûre ne permet de remonter plus haut.
- Milieux d’élaboration ? L’hypothèse a été hasardée, selon laquelle la période de paix et de prospérité des règnes de Jéroboam II en Israël (vers 783-743) et d'Ozias en Juda (vers 781-740) fut propice aux premières fixations littéraires des traditions d'Israël et de Juda sur leur passé. Au départ de la fixation écrite, il y aurait ainsi eu les mémoires littéraires propres à chacun des deux royaumes. Les traditions attribuées au Nord et les traditions assignées au Sud utilisant respectivement les noms divins « Élohim » et « YHWH », sont en conséquence dites « élohistes » et « yahvistes ». Une fixation écrite de ces deux ensembles de traditions avant la chute de Samarie en 722-721 est probable. Elles confluent ensuite vers Jérusalem où se poursuit le processus de leur fixation. Les deux ensembles de traditions sont un tant soit peu unifiés, tout en respectant leurs caractéristiques propres. C'est pourquoi le texte canonique présente des récits, et même certaines prescriptions légales, en double exemplaire, avec généralement des perspectives différentes.
- « Sources » ou « traditions » ? La critique classique parle des « sources » Yahviste et Élohiste - aujourd'hui les chercheurs préfèrent parler de « traditions », formées de manière progressive. Par exemple, dans les traditions yahvistes, se trouvent des passages très tardifs, y compris des passages importants, comme le monologue divin et l'intercession d'Abraham pour Sodome et Gomorrhe (Gn 18,17ss et Gn 22b-33a). Une partie de cet accroissement progressif est sans doute lié à l'effort accompli pour réunir les traditions du royaume du Nord (Israël), disparu avec les conquêtes assyriennes, aux traditions propres au royaume du Sud (Juda). Le travail a pu au moins commencer sous Ézéchias. C'est ce que la critique classique, de façon plus ou moins nette, attribuait au rédacteur « Jéhoviste ». De nos jours il est plutôt situé vers la période de l'exil babylonien (ou peu avant), mais une partie au moins de ce travail de compilation, qui ajoute beaucoup aux textes déjà fixés par écrit (ou par une tradition orale ferme), semble résulter d’un travail d’école antérieur à celui des deutéronomistes.
- Un contenu surtout narratif. Dans les matériaux yahvistes et élohistes, la législation tient peu de place, puisqu'il n'y a que trois documents assez brefs : le Décalogue (Ex 20,2-17), le Code de l'Alliance (Ex 20,19.22s), repris une seconde fois (Ex 34,10-26 ; cf. Ex 12,21ss sur la Pâque). Au contraire, la partie narrative est considérable dans la Genèse (récits des origines ; traditions sur les ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob ; histoire de Joseph) ; elle est encore importante dans la première partie de l'Exode, mais devient rare après : épisodes de la marche au désert et événements du Sinaï.
- Styles et options caractéristiques : les traditions yahvistes ont une origine judéenne. La composition de certains récits est peut être tardive, mais un fonds, peut-être même un vrai document, a pu voir le jour vers le milieu du 8e s. Le style de ces traditions est vivant et coloré. Sous une forme imagée et avec un admirable talent de la narration, elles donnent une réponse profonde aux graves questions qui se posent à tout homme, Les expressions humaines dont elles se servent témoignent d'un sens très élevé du divin. Comme prologue à l'histoire des ancêtres d'Israël, s’y trouve l'histoire des origines de l'humanité à partir d'un premier couple. Le péché de l'humanité est en quelque sorte la toile de fond sur laquelle sont retracées les origines du peuple à travers l'histoire des grands ancêtres (patriarches) et de la génération de Moïse et de la sortie d'Égypte. Cette « histoire nationale » souligne l'intervention de Dieu : il appelle Abraham (et sa descendance), il le bénit et lui fait des promesses ; il sauve aussi les Israélites de l'Égypte et les conduit pour leur donner la Terre Promise. Les traditions élohistes sont plus disparates. Depuis longtemps les textes élohistes sont vus comme un document fragmentaire, voire une série de suppléments à ceux de tradition yahviste. Si la relative indépendance de certaines traditions utilisant le nom divin Élohim est maintenue, ce seraient des traditions du royaume du Nord parvenues en Juda lors de la disparition d'Israël ; elles ont pu être fixées par écrit, du moins en partie, avant 721. En tout cas, les traditions élohistes ne commencent qu'avec l'histoire des ancêtres, parmi lesquels Jacob, comme chez Osée, a un rôle central. Le récit se poursuit avec la narration des origines du peuple sous Moïse. Dans les traditions élohistes la morale est plus exigeante et la distance qui sépare Dieu et l'homme est soulignée.
Validité et limites de l’hypothèse documentaire
Des faits
Que le Pentateuque pose un problème d’histoire de la composition est un fait d’évidence pour qui lit attentivement les textes. Un certain nombre de faits littéraires attestent, comme autant de repentirs, la complexité de la composition.
- Dès les premières pages de la Genèse, se trouvent des doublets, des répétitions et des discordances : deux récits des origines, qui, malgré leurs différences, racontent en double exemplaire la création de l'homme et de la femme (Gn 1-2,4a et Gn 2,4b-3,24) ; deux généalogies de Caïn-Qenân (Gn 4,17s et Gn 5,12-17) ; deux récits combinés du Déluge (Gn 6-8).
- Dans l'histoire patriarcale, se trouvent : deux présentations de l'alliance avec Abraham (Gn 15 et Gn 17) ; deux renvois d'Agar (Gn 16 et Gn 21) ; trois récits de la mésaventure de la femme d'un Patriarche en pays étranger (Gn 12,10-20 ; 20 ; 26,1-11) ; probablement deux histoires combinées de Joseph et de ses frères dans les derniers chapitres de la Genèse.
- Se lisent ensuite : deux récits de la vocation de Moïse (Ex 3,1-4,17 et Ex 6,2-7,7) ; deux miracles de l'eau à Mériba (Ex 17,1-7 et Nb 20,1-13) ; deux textes du Décalogue (Ex 20,1-17 et Dt 5,6-21) ; quatre calendriers liturgiques (Ex 23,14-19 ; 34,18-23 ; Lv 23 ; Dt 16,1-16). Bien d'autres exemples pourraient être cités, surtout la répétition des lois dans les livres de l'Exode, le Lévitique et le Deutéronome.
Le contexte culturel ancien
- La connaissance des littératures d'autres peuples du Proche-Orient ancien aide à reconnaître à la fois l'amplitude des traditions littéraires et le caractère relativement récent du milieu culturel qui a donné naissance aux textes bibliques.
- Les textes du Pentateuque n’ont pas une origine simple : la formulation actuelle est le résultat d'un processus, qui ne se découvre qu'imparfaitement et comme à grands traits. Il est souvent impossible d’affirmer que ces textes sont l'œuvre d'un auteur déterminé (fût-il anonyme) ni que leur composition se place à un moment de l'histoire connu sans ambiguïté. On imagine deux grandes étapes dans le développement des textes jusqu'à la fixation canonique : aux origines et pendant une période assez longue une édition orale, peu à peu fixée par écrit. Enfin, il y a également des cas de création littéraire pure et simple, qu'il ne faut pas minimiser.
Une hypothèse
La théorie documentaire est une hypothèse élaborée pour tenter d'expliquer les complications littéraires observées, dans un contexte culturel et historique vraisemblable. L’hypothèse documentaire scientifiquement formulée ne prétend pas expliquer toute la tradition littéraire du Pentateuque. Les récits ont dû connaître une phase orale, ou semi-orale assez longue avant de se fixer en documents écrits. Ceux-ci connurent à leur tour une longue histoire avant de fusionner dans un seul Pentateuque, tels des ouvrages d'écoles ayant connu plusieurs éditions successives. Enfin, l'unification rédactionnelle des différents « documents » aurait beaucoup apporté à la formulation définitive du texte.
- Laissant de côté le Deutéronome, sauf peut-être les appendices (Dt 31-34), les textes de tradition sacerdotale sont les plus faciles à repérer à cause de leurs caractéristiques, notamment quand ils se trouvent en grands blocs. C'est le cas pour Ex 25-40, pour l'ensemble du Lévitique, pour Nb 1,1-10,10 et pour d'autres ensembles plus modestes.
- Pour le reste, Genèse, Ex 1-24 et Ex 32-34 ; Nb 10,11-36,13, la répartition entre les traditions dites yahvistes et élohistes et ce qui relève de l'école sacerdotale, y compris les derniers rédacteurs, est inégale. Dans les récits, prédominent souvent les traditions dites yahvistes, mais ce n'est pas une règle générale.
- La manière dont les textes ont été rassemblés est également diverse : alors qu’il peut y avoir des récits complets d'une seule tradition (Gn 1,1-2,4a (sacerdotale) ou Gn 2,4-3,24 (yahviste), ailleurs les données d'origine diverse sont mélangées, par exemple dans le récit du déluge (Gn 6,5-9,17 (traditions yahviste et sacerdotale avec des éléments rédactionnels). Les textes se groupent par des affinités de langue, de manière, de concepts, qui déterminent des lignes de force parallèles à travers le Pentateuque.
L’hypothèse documentaire laisse un acquis durable : le Pentateuque relève d’une longue histoire littéraire qui s’étend sur plusieurs siècles, au gré des évolutions, approfondissements, amplifications et reculs de l’histoire religieuse d’Israël.
II — LA FIN DE LA THÉORIE DOCUMENTAIRE ?
L’hypothèse documentaire remise en question
Liée à une conception évolutionniste et « progressiste » des idées religieuses en Israël, l’hypothèse documentaire a été mise en question depuis 1975, pour diverses raisons.
- L'existence d’un document Elohiste est douteuse : il est improbable que les fragments ainsi identifiés aient jamais constitué un ensemble autonome.
- Le document « Yahviste » est impossible à délimiter : chaque commentateur y va de son repérage, sans toujours préciser ses critères. Quant à sa datation certains le tiennent pour assez récent (7e s. ou après).
- Des passages autrefois identifiés J ou E s’avèrent aujourd’hui de saveur deutéronomiste (il suffit de comparer, par exemple, Ex 19,5 et Dt 7,6 ; 28,9).
- Des blocs entiers de certains livres ignorent l'existence d'autres passages, ce qui est peu compatible avec l'hypothèse de la fusion de livres complets racontant la même histoire.
- Le récit de la vocation de Moise (Ex 3) (autrefois attribué à J et à E) se rapproche trop de ceux des vocations de Jérémie ou d’Ézéchiel, pour qu’il puisse avoir été fixé par écrit avant le 6e s.
Aujourd’hui, la théorie des sources n’est donc plus soutenue qu’avec des modifications plus ou moins considérables. Nombre de savants rapprochent ainsi le Yahviste et le Deutéronomiste.
Alternatives savantes contemporaines
L’hypothèse documentaire n’est plus l’objet d’aucun consensus. Certains proposent même d’abandonner la théorie documentaire pour adopter une autre clé d’intégration
La théorie des fragments
voit dans le Pentateuque la mise en forme de multiples traditions véhiculées de manière indépendante. Une ou plusieurs compositions littéraires auraient regroupées ces traditions indépendantes en fonction de leurs thèmes. Le Pentateuque résulte de l’assemblage tardif de plusieurs ensembles littéraires qui avaient leur propre consistance. Il est en effet possible de lire plusieurs ensembles littéraires comme des œuvres en soi : par exemple, les codes législatifs peuvent avoir été compilés sans cadre narratif ; l’histoire primitive (non sacerdotale) des origines (Gn 2-8), ou celle de la sortie d’Égypte (Ex 1-15) fonctionnent très bien comme récits autonomes.
La théorie des compléments
postule l'existence d'un seul document de base qui aurait été retouché à plusieurs reprises, notamment par l'adjonction de textes complémentaires.
Deux points de consensus ?
Cependant, beaucoup de savants s’accordent sur deux points :
- la Tora comprend des textes sacerdotaux ;
- l’expérience exilique et le début de l’époque perse (6e-5e s.) ont marqué la formation du Pentateuque.
Sur cette base, voici les linéament d’une nouvelle reconstitution plausible de la composition du Pentateuque.
III — HYPOTHÈSE CONTEMPORAINE : LA NAISSANCE DU PENTATEUQUE APRÈS L'EXIL À BABYLONE
Deux romans nationaux yahvistes antagonistes ?
Une lecture même superficielle du Pentateuque fait apparaître une césure entre la fin de la Genèse et le début de l’Exode. Les récits patriarcaux de la Genèse rapportent l’histoire d’une famille sur plusieurs générations, lesquelles adorent leur Dieu sans prêtre en de multiples sanctuaires et reçoivent la promesse d’une descendance. L’Exode embraie sur l’histoire d’un peuple et sur une législation qui le met en rapport direct avec la volonté divine. Si une promesse y est formulée, elle concerne cette fois le don de la terre et repose sur l’observance exacte des lois. Le Dieu qui s’y révèle manifeste une exclusivité farouche, jusqu’à celle du temple où des prêtres soigneusement choisis lui offrent un culte légal. Genèse et Exode se rapportent ainsi à deux types religieux bien distincts :
- le premier patriarcal, provincial, tribal et peu soucieux d’orthopraxie,
- le second prophétique, centré sur la capitale, nationaliste, pointilleux en matière de rite.
Ces deux tendances du yahvisme anté-exilique se livrent une guerre sans merci (cf. Os 12,3-9 ; 2R 18,4 ; 23,4-14) qui cause une division profonde dans le peuple et favorise certainement le chaos institutionnel et les politiques erratiques aboutissant à la catastrophe nationale de la destruction de Jérusalem, de la chute de la monarchie et de la déportation à Babylone.
Une géniale harmonisation sacerdotale
Conscients que ces fractures idéologiques ont failli entraîner la fin pure et simple de la geste israélite, constatant l’effondrement des soutiens traditionnels du lien entre le peuple et son Dieu (Terre—Roi—Temple), les prêtres exiliques dépositaires d’une double mémoire nationale et religieuse auraient entrepris son unification systématique.
C’est cette entreprise immense qui serait à l’origine du Pentateuque comme histoire ancienne et suivie de tout Israël, sans exclusive jetée sur aucune de ses composantes. Les prêtres étaient parvenus à fournir aux Israélites un récit harmonisé où chacun serait capable de se reconnaître. Le Pentateuque allait pendant longtemps encore se révéler capable d’accueillir des innovations religieuses, juridiques et politiques, en les légitimant à partir de l’une ou l’autre, voire l’une et l’autre des grandes sources irriguant le somptueux récit ancestral.
Deux écoles rédactionnelles principales
L’école deutéronomiste (DTR)
- Elle rédige principalement à Babylone au début de l'exil. Elle est composée de scribes exilés, dont probablement un certain nombre sont très proches des milieux prophétiques, notamment disciples de Jérémie. Le souci premier de l'école deutéronomiste est d'expliquer pourquoi Israël s'est retrouvé en exil après avoir perdu sa terre, son temple et son roi. Elle rédigera essentiellement la grande histoire d'Israël qui va de Josué aux livres des Rois. On appelle cette école "deutéronomiste" parce qu'elle est également responsable de la mise en forme du Deutéronome.
L'école sacerdotale (P)
- Elle rédige également en exil, peut-être un peu plus tardivement que l'école deutéronomiste. Elles est composée, comme son nom l'indique, de membres évoluant dans le milieu du clergé d'Israël. Elle se caractérise par un souci du détail, des précisions chronologiques et des listes généalogiques.
Après l’exil, ces deux écoles rédactionnelles auraient continué à retoucher le texte du Pentateuque jusqu'à lui donner sa forme actuelle. On parle alors de relectures post-sacerdotales ou post-deutéronomiste.
Une nouvelle datation : l’époque perse
Dater la mise par écrit de la Tora de la domination perse semble plausible car cet empire était tolérant en matière religieuse et doctrinale, permettant ainsi aux différentes traditions d’unifier leurs coutumes juridiques et religieuses.
- Cette attitude trouve une trace dans les livres d’Esdras et Néhémie : Esdras arrive à Jérusalem sur l’ordre du roi, lui qui est prêtre et scribe, et réexplique la loi au peuple. Peut-être est-ce là (Esd 7 et Ne 8) l’indice d’une première rédaction du Pentateuque ?
- Il faut aussi noter la présence de controverses à propos du culte du second Temple. Celles-ci marquent la volonté des dernières retouches du Pentateuque de laisser les étapes et les strates du culte (Ex 21-23 ; Lv 17-26 ; Dt 12-26) : la loi n’est pas fermée, et intangible mais doit être sans cesse remaniée et adaptée aux exigences de chaque époque. Le fait que le décalogue est donné deux fois en est un bon exemple : le Sabbat est d’abord basé sur le souvenir du septième jour de la Création, où Dieu se reposa (Ex 20), rappel du premier texte de tradition sacerdotale (Gn 2,1ss). En revanche, la seconde fois, il s’appuie sur la mémoire de l’esclavage égyptien (Dt 5), dans la lignée de la tradition deutéronomiste.
- Certains textes, comme l’épisode de Joseph, ne se rapprochent d’aucune tradition déterminée et semblent s’inscrire dans la lignée d’une doctrine universelle, proche de la sagesse.
Cette évolution et cette réunion de différentes traditions donnent la Tora, le Pentateuque, dont la fin rappelle le salut à venir promis par Dieu. Ce qui ressort en effet de la lecture synchronique du Pentateuque, c’est l’organicité théologique de l’ensemble, par-delà l’incroyable diversité des genres, des lieux, des personnages et mêmes des idéologies. Le Pentateuque comme matrice œcuménique de l’Israël restauré était né. En écrivant le Pentateuque, Israël détient en effet le patrimoine sur lequel affermir sa croyance malgré l’exil ou l’éloignement de la patrie.