La Bible en ses Traditions

Wellhausen (Julius) et la « théorie documentaire » sur le Pentateuque

Julius Wellhausen (1844-1918) est le savant protestant qui construisit, dans le dernier quart du 19e s. la théorie sur la composition du Pentateuque qui devint presque un dogme des études bibliques pendant des décennies, et dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui jusque chez ses contradicteurs (cf. Prolegomena zur Geschichte Israels, Berlin : G. Reimer, 1879). L'histoire de la rédaction du Pentateuque avait suscité une recherche intense depuis des siècles.

Introduction : bref rappel sur « l'authenticité mosaïque » du Pentateuque 

Pendant longtemps, les cinq premiers livres de la Bible avaient été attribués à Moïse lui-même.

Cependant les traditions les plus anciennes n'ont jamais affirmé explicitement que Moïse fût le rédacteur de tout le Pentateuque.

Du fait des doublets, répétitions, transitions complexes, l’authenticité mosaïque du Pentateuque a été mise en question

En même temps qu’on s’interrogeait sur l’auteur, on posait les questions de :

Les réponses à ce questionnement trouvèrent une première synthèse « classique » dans le système de Wellhausen.

I — LA THÉORIE DOCUMENTAIRE

Description

Pour Julius Wellhausen (et Heinrich Graf et leurs successeurs, qui développèrent et complexifièrent à loisir la théorie), le Pentateuque résulterait de la fusion de documents au départ composés de manière autonome, eux-mêmes synthèses de sources orales ou écrites diverses. On pourrait identifier quatre documents de base, différents par l'âge et le milieu d'origine mais tous très postérieurs à Moïse.

À l’origine, il y aurait eu deux ouvrages narratifs :

Après Josias,

Après l'Exil,

Cette théorie a joui d’un quasi-monopole dans les milieux universitaires pendant un siècle, jusqu’à ce que d’autres paradigmes lui succédassent peu à peu à partir des années 1970, sans qu’aucun n'emporte le consensus. On y revient plus bas.

Présentation des sources selon l’hypothèse documentaire

La théorie documentaire a donc discerné quatre courants de tradition.

Le Deutéronome (D)

C'est un ensemble qui se détache clairement du reste du Pentateuque. Il se caractérise par un style très particulier, ample et oratoire, où reviennent souvent les mêmes formules bien frappées, et par une doctrine constamment affirmée : entre tous les peuples, Dieu, par pure complaisance, a choisi Israël comme son peuple, mais cette élection et le pacte qui la sanctionne ont pour condition la fidélité d'Israël à la loi de son Dieu et au culte légitime qu'il doit lui rendre dans un sanctuaire unique.

La « tradition sacerdotale » (P)

L'apport de la « tradition sacerdotale » à la configuration du Pentateuque est considérable. Son vocabulaire particulier et son style généralement abstrait, à la fois redondant et sobre la font aisément reconnaître. Les lois constituent la part principale de cette tradition, qui porte un intérêt spécial à l'organisation du sanctuaire, aux sacrifices et aux fêtes, à la personne et aux fonctions d'Aaron et de ses descendants. En plus des textes législatifs ou institutionnels, elle contient aussi des parties narratives, qui sont spécialement développées lorsqu'elles servent à exprimer l'esprit légaliste ou liturgique qui l'anime. Elle aime les computs et les généalogies 

Le « Yahviste » et l'« Élohiste » (J et E)

Deutéronome et textes attribuables au courant sacerdotal mis à part, il reste une part considérable du livre de la Genèse et des sections importantes de ceux de l'Exode et des Nombres, notamment dans la partie narrative. D’où proviennent-elles ? Y avait-il quelque chose d'écrit, des documents précis, avant l’activité des deutéronomistes et des prêtres de Jérusalem ? La critique classique affirmait l'existence d'au moins deux documents (ou sources), le « Yahviste » et l'« Élohiste » ; de nos jours la réponse est moins facile.

Validité et limites de l’hypothèse documentaire
Des faits

Que le Pentateuque pose un problème d’histoire de la composition est un fait d’évidence pour qui lit attentivement les textes. Un certain nombre de faits littéraires attestent, comme autant de repentirs, la complexité de la composition.

Le contexte culturel ancien
Une hypothèse

La théorie documentaire est une hypothèse élaborée pour tenter d'expliquer les complications littéraires observées, dans un contexte culturel et historique vraisemblable. L’hypothèse documentaire scientifiquement formulée ne prétend pas expliquer toute la tradition littéraire du Pentateuque. Les récits ont dû connaître une phase orale, ou semi-orale assez longue avant de se fixer en documents écrits. Ceux-ci connurent à leur tour une longue histoire avant de fusionner dans un seul Pentateuque, tels des ouvrages d'écoles ayant connu plusieurs éditions successives. Enfin, l'unification rédactionnelle des différents « documents » aurait beaucoup apporté à la formulation définitive du texte.

L’hypothèse documentaire laisse un acquis durable : le Pentateuque relève d’une longue histoire littéraire qui s’étend sur plusieurs siècles, au gré des évolutions, approfondissements, amplifications et reculs de l’histoire religieuse d’Israël.

II — LA FIN DE LA THÉORIE DOCUMENTAIRE ?

L’hypothèse documentaire remise en question

Liée à une conception évolutionniste et « progressiste » des idées religieuses en Israël, l’hypothèse documentaire a été mise en question depuis 1975, pour diverses raisons.

Aujourd’hui, la théorie des sources n’est donc plus soutenue qu’avec des modifications plus ou moins considérables. Nombre de savants rapprochent ainsi le Yahviste et le Deutéronomiste.

Alternatives savantes contemporaines

L’hypothèse documentaire n’est plus l’objet d’aucun consensus. Certains proposent même d’abandonner la théorie documentaire pour adopter une autre clé d’intégration

La théorie des fragments

voit dans le Pentateuque la mise en forme de multiples traditions véhiculées de manière indépendante. Une ou plusieurs compositions littéraires auraient regroupées ces traditions indépendantes en fonction de leurs thèmes. Le Pentateuque résulte de l’assemblage tardif de plusieurs ensembles littéraires qui avaient leur propre consistance. Il est en effet possible de lire plusieurs ensembles littéraires comme des œuvres en soi : par exemple, les codes législatifs peuvent avoir été compilés sans cadre narratif ; l’histoire primitive (non sacerdotale) des origines (Gn 2-8), ou celle de la sortie d’Égypte (Ex 1-15) fonctionnent très bien comme récits autonomes.

La théorie des compléments

postule l'existence d'un seul document de base qui aurait été retouché à plusieurs reprises, notamment par l'adjonction de textes complémentaires.

Deux points de consensus ?

Cependant, beaucoup de savants s’accordent sur deux points :

Sur cette base, voici les linéament d’une nouvelle reconstitution plausible de la composition du Pentateuque.

III — HYPOTHÈSE CONTEMPORAINE : LA NAISSANCE DU PENTATEUQUE APRÈS L'EXIL À BABYLONE

Deux romans nationaux yahvistes antagonistes ?

Une lecture même superficielle du Pentateuque fait apparaître une césure entre la fin de la Genèse et le début de l’Exode. Les récits patriarcaux de la Genèse rapportent l’histoire d’une famille sur plusieurs générations, lesquelles adorent leur Dieu sans prêtre en de multiples sanctuaires et reçoivent la promesse d’une descendance. L’Exode embraie sur l’histoire d’un peuple et sur une législation qui le met en rapport direct avec la volonté divine. Si une promesse y est formulée, elle concerne cette fois le don de la terre et repose sur l’observance exacte des lois. Le Dieu qui s’y révèle manifeste une exclusivité farouche, jusqu’à celle du temple où des prêtres soigneusement choisis lui offrent un culte légal. Genèse et Exode se rapportent ainsi à deux types religieux bien distincts :

Ces deux tendances du yahvisme anté-exilique se livrent une guerre sans merci (cf. Os 12,3-9 ; 2R 18,4 ; 23,4-14) qui cause une division profonde dans le peuple et favorise certainement le chaos institutionnel et les politiques erratiques aboutissant à la catastrophe nationale de la destruction de Jérusalem, de la chute de la monarchie et de la déportation à Babylone.

Une géniale harmonisation sacerdotale

Conscients que ces fractures idéologiques ont failli entraîner la fin pure et simple de la geste israélite, constatant l’effondrement des soutiens traditionnels du lien entre le peuple et son Dieu (Terre—Roi—Temple), les prêtres exiliques dépositaires d’une double mémoire nationale et religieuse auraient entrepris son unification systématique.

C’est cette entreprise immense qui serait à l’origine du Pentateuque comme histoire ancienne et suivie de tout Israël, sans exclusive jetée sur aucune de ses composantes. Les prêtres étaient parvenus à fournir aux Israélites un récit harmonisé où chacun serait capable de se reconnaître. Le Pentateuque allait pendant longtemps encore se révéler capable d’accueillir des innovations religieuses, juridiques et politiques, en les légitimant à partir de l’une ou l’autre, voire l’une et l’autre des grandes sources irriguant le somptueux récit ancestral.

Deux écoles rédactionnelles principales
L’école deutéronomiste (DTR)
L'école sacerdotale (P)

Après l’exil, ces deux écoles rédactionnelles auraient continué à retoucher le texte du Pentateuque jusqu'à lui donner sa forme actuelle. On parle alors de relectures post-sacerdotales ou post-deutéronomiste.

Une nouvelle datation : l’époque perse

Dater la mise par écrit de la Tora de la domination perse semble plausible car cet empire était tolérant en matière religieuse et doctrinale, permettant ainsi aux différentes traditions d’unifier leurs coutumes juridiques et religieuses.

Cette évolution et cette réunion de différentes traditions donnent la Tora, le Pentateuque, dont la fin rappelle le salut à venir promis par Dieu. Ce qui ressort en effet de la lecture synchronique du Pentateuque, c’est l’organicité théologique de l’ensemble, par-delà l’incroyable diversité des genres, des lieux, des personnages et mêmes des idéologies. Le Pentateuque comme matrice œcuménique de l’Israël restauré était né. En écrivant le Pentateuque, Israël détient en effet le patrimoine sur lequel affermir sa croyance malgré l’exil ou l’éloignement de la patrie.