La Bible en ses Traditions

Jean : évangile 

« Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu... » : difficile de mieux commencer par le commencement que le prologue de ce livre, qui est un des poèmes les plus célèbres de la littérature mondiale !  Tout au long de l'Évangile selon saint Jean, composé dans une prose poétique et rythmique qu'on a comparée aux ondes des vagues de la mer, se cristallisent des formulations si frappantes qu'elles sont passées en proverbes, telles que « L'esprit souffle où il veut » (Jn 3,8)...  

Le « Quatrième évangile » est l'évangile de tous les paradoxes : d'abord, il est le seul des quatre à ne jamais employer ni le mot →« évangile » ni le verbe qui en dérive. Ensuite, c'est le plus élaboré sur le plan théologique, donc à première vue celui qui interprète le plus les faits. Cependant, sur les plans chronologique et topographique, il est aussi le plus vraisemblable, ne serait-ce que dans son usage constant des Écritures et des grandes liturgies du Temple pour raconter Jésus comme nouveau Moïse et plus que Moïse. C'est, enfin, à la fois le plus tardif (il date de la fin du 1er s.) et le plus originaire : le seul qui se prétende expressément fondé sur un témoignage oculaire !

Anonyme, Jean l'évangéliste, mosaïque, 7e-12e s. (?)

Arc triomphal intérieur (détail), Basilique de Sant'Apollinare in Classe, Ravenne, Italie © CC BY-SA 4.0→ 

Surnommé « Jean le théologien » depuis l'Antiquité en raison de la profondeur de sa révélation, et pour cette raison symbolisé par l'aigle, oiseau capable de fixer le soleil sans en être aveuglé selon les bestiaires légendaires, le quatrième évangéliste a longtemps été identifié à l'un des Douze, Jean fils de Zébédée. Il pourrait cependant s'agir d'un autre disciple, Jean le Presbytre (c'est-à-dire : l'Ancien, ou le Prêtre), un témoin oculaire, tout proche de Jésus, qui aurait choisi comme sa Mère ou les femmes de son entourage, de se tenir mystiquement et intimement présent à la Tradition de la mémoire sur Jésus dont les apôtres se font propagateurs (cf. Jn 21,23-24). 

Jean s'ouvre et se clôt avec des termes propres au langage, intimement liés à la création (Jn 1,2-3) et au Créateur lui-même (Jn 1,1), et en relation avec Jésus (Jn 1,9-14), en particulier dans le livre que nous sommes en train de lire (Jn 21,25). Celui-ci apparaît ainsi  comme totalement maîtrisé par son auteur qui intègre constamment sa réflexion au récit qu'il déroule. Ce faisant, en même temps qu'il transmet sa « →Vie de Jésus », Jean la met en rapport avec la spéculation juive sur la mystérieuse →Parole divine créatrice du cosmos et donatrice de la Torah... Bref, tout en retenant les traits essentiels d'un évangile en tant que « biographie » de Jésus, l’Évangile selon saint Jean, autant et plus que les Synoptiques, narre, au-delà de toute chronique d'une existence singulière, une vie qui se déroule dans le temps mais plonge dans l'éternité (cf. Mt 13,35). 

Le simple lecteur d'aujourd'hui qui ouvre le Quatrième évangile s'embarque donc dans une belle aventure de pensée, de langage et... d'amitié !  À partir de ce petit livre, Quelqu'un l'interpelle. Jean dit de Jésus ce qu'aucun autre évangile n'avait encore dit : il pénètre dans son for intérieur comme seul un ami proche peut le faire. Voici le défi : entrer dans cet évangile et le savourer en tant qu'ami de Jésus. 

TEXTE

Critique textuelle
Codices

Comme le reste du Nouveau Testament, le texte grec de Jean s’établit avant tout par la comparaison des grands codices des 4e et 5e s.: le Codex Vaticanus, le codex Sinaïticus, et le →codex de Bèze gréco-latin. En général semblable au Vaticanus, le Sinaïticus s’avère proche du codex de Bèze pour les sept premiers chapitres de Jean : il représente dans l'ensemble une tradition moins mêlée à celle des autres évangiles que le Vaticanus, et donc un témoin précieux du si particulier « style johannique ».

Papyri

Avec ceux de Mt, les témoins de Jean sont les papyri du NT les plus nombreux.

Autres témoins anciens
Genres littéraires
Une « Vie »

Jean compose une « →Vie » de Jésus toute orientée vers son dénouement : le récit de la passion (suivi des témoignages sur la résurrection).

Un témoignage « juridique » : de l’histoire au service d’une théologie

Jn se présente explicitement comme un témoignage composé et reçu en vue d'une fin très honnêtement décrite : susciter la foi chez ses lecteurs (Jn 20,30s ; 21,24s). Il atteste l'événement accompli par la venue de Jésus Christ : l'Incarnation du Verbe pour le salut des hommes. 

Un drame : le « Roi » selon Dieu, ou le triomphe de l'amour

Comme dans les synoptiques, Jésus meurt dans Jn en tant que « roi des Juifs » (Jn 19,3.12-15.19ss). 

Traits apocalyptiques

Le quatrième évangile plonge son lecteur dans une eschatologie déjà en cours de réalisation.

Structuration

On divise classiquement le Quatrième évangile en deux grandes parties flanquées d'un prologue et d'un épilogue :

Les fêtes juives jouent un rôle révélateur en offrant un cadre signifiant à chaque acte important de Jésus : 

Ces quelques indications laissent entrevoir le raffinement de la construction de Jean, qui mérite à elle seule une synthèse : →Jean (structure).

Procédés littéraires caractéristiques
PROSODIE Langue poétique

Le « style » de Jean est ce qui frappe le plus dans son évangile. Le grec médiocre de Jn conduit certains spécialistes à y voir une traduction de l’araméen, cependant la question du grec koinè sémitisé est très complexe :

ÉNONCIATION quiproquo et ambigüité 

Ce trait est aussi présent chez les autres évangélistes, mais il semble systématisé chez Jn :

Jn souligne par deux fois le fait que sous le regard de Dieu, un énonciateur peut en cacher un autre :

SÉMANTIQUE
Symbolisme plus développé que dans les synoptiques

Chez Jean, les grands enseignements de Jésus sont structurés par des images frappantes. Comparaisons et paraboles deviennent de véritables allégories (de la lumière et des ténèbres ; de la chair et de l'esprit ; de la vigne, du cep, des sarments et des fruits ; du pasteur, de la porte, du bercail et du troupeau) ; ou encore des énigmes (du corps comme Temple, de l'Esprit comme souffle ; de l'eau comme foi ; de la croix comme vrai serpent d’airain ; de la crucifixion comme élévation…).

Arithmologie?

L’évangéliste utilise souvent la symbolique des nombres.

Certains chiffres qui ont une valeur symbolique conventionnelle

Typologie mosaïque sublimée

Moïse, comme tous les prophètes, a été « envoyé » par Dieu pour sauver et guider son peuple (Ex 3,10ss), de même Jésus pour donner la vie aux hommes (Jn 3,17.34 ; 6,29.57 ; 7,29 ; 10,36 ; 17,18). Jésus nomme 26 fois Dieu comme « celui qui [|]'a envoyé » (Jn 4,34 ; 5,23s.30 et passim).

Jésus est le nouveau Moïse.
Jésus fait comme Moïse : des signes
Jésus enseigne comme Moïse, en prophète, porte-parole de Dieu.
Jésus est plus que Moïse
De fait, Jésus accomplit l’économie mosaïque de la p/Parole et du livre
Jésus fait entrer dans l'intimité divine

CONTEXTE

Datation

On a proposé que Jn 9,22 ; 12,42 ; 16,2 fassent allusion à une décision des autorités juives prise lors de la rencontre de Jamnia, ce qui situe la composition ultime de Jn après les années 80. Il semble que Jn ait été publié à Éphèse ou à Antioche dans les dernières années du 1er s. 

La composition ultime s'appuie vraisemblablement sur des sources plus anciennes (p. ex. Jn 14,2s, proche de 1Th 4,13s, semble attendre un prompt retour du Christ) : on a proposé que Jn s'appuie sur un texte d'origine palestinienne et des environs de l'an 50, en tout cas une compilation de traditions indépendantes de la tradition synoptique.

Sources ?
Auteur
Autoprésentation de l'évangéliste comme énigme

Le quatrième évangile

Indices spatio-temporels
La position traditionnelle, remise en cause

Traditionnellement, l'Église reconnaît dans l'apôtre Jean le quatrième évangéliste. L'évangile aurait été rédigé sous le règne de Trajan (98-117) 

Irénée disait tenir cette information de Polycarpe son maître. Nombre d'auteurs ecclésiastiques anciens ont répercuté cette identification. Une telle identification est souvent  révoquée en doute.

Par ailleurs, assez tôt, on observe une tendance à appeler apôtres toutes les figures chrétiennes primitives. Dès la fin du 2e s. 

La tendance à désigner les Écritures, anciennes et nouvelles, comme « les prophètes » et « les apôtres » encourage l'utilisation du terme apôtre pour tout auteur des écrits du Nouveau Testament :

« Pour ceux qui n'avaient pas l'accès d'Irénée à la tradition éphésienne locale, l'idée d'un auteur d'évangile pour qui le désignatif de 'disciple du Seigneur' était plus approprié que celui d' 'apôtre' devait être tout à fait anormale » (Bauckham 2006, 63). Une fois que le « disciple du Seigneur » fut régulièrement décrit comme un apôtre, l'identification avec le fils de Zébédée était irrésistible.

Autres propositions

Parmi près de 20 propositions, certains commentateurs ont évoqué Lazare (habitant près de Jérusalem, possiblement connu du grand prêtre, il est explicitement appelé « celui que tu aimes » Jn 11,3.36), ou même Marie Madeleine ! La plus sérieuse alternative est celle d'un autre Jean que l'apôtre fils de Zébédée.

Irénée aurait pu en tirer une conclusion touchant l'origine du livre. En fait, à bien le relire, son témoignage est ambigu.

Au fond, la personne du « disciple que Jésus aimait » reste une énigme historique. Quel qu'il ait été ou quels qu'aient été ses continuateurs (ci-dessous), ce furent des apostolici viri (Vatican II DV 18) dignes de foi. 

Une discrète présence johannique ?

« Les qualifications du disciple bien-aimé pour témoigner de Jésus ont commencé avant que Pierre ne devienne un disciple et son activité de témoignage se poursuivra dans l'avenir, même après que Pierre aura achevé sa vie de disciple. En un sens, elle se poursuivra même jusqu'à la parousie parce qu'elle est incarnée dans son Évangile » (Bauckham 2006, 392-3 ; Petterson, From Tomb to Text : the Body of Jesus in the Book of John. New York : Bloomsbury T&T Clark, 2017).

RÉCEPTION

Canonicité : premières attestations et citations
Réception traditionnelle
Exégèse chrétienne

Au fil des siècles de la Tradition chrétienne, depuis l’âge patristique jusqu’au temps des Réformes, Jean n’a cessé d’être commenté :

La christologie du quatrième évangile a une grande importance sur la théologie chrétienne. Joachim de Flore (†1202) base en partie sur la promesse johannique du Paraclet son système apocalyptique très populaire.Thomas d’Aquin a lui aussi édifié sa théologie spéculative sur son exégèse de l’Evangile de Jean.

Culte chrétien

Lazare est considéré comme saint chez les orthodoxes et les catholiques. Une église grecque-orthodoxe, par exemple, lui est dédiée au début du 10e s., à Chypre.

Réception culturelle
Dans la littérature

L’impact de Jean est profond. Qu’il suffise ici de citer Dante (Canto XXV du Paradis), qui s’élève contre l’idée d’une assomption de Jean (fondée sur Jn 21,20-23 et reprise par Augustin In Joannis evangelium tractatus, 124) peut-être par peur d’amoindrir la particularité de l’Assomption de Marie.

Dans les arts visuels

Des scènes importantes et des images tirées de l’évangile influencent de nombreux artistes. L’art chrétien antique montre souvent l’influence du quatrième évangile dans les catacombes, sur les sarcophages, avec l’image du Bon Pasteur dans les catacombes de Callixte, par exemple. Des scènes de l’évangile occupent une place prééminente dans la peinture, comme par exemple, La Résurrection de Lazare (1517-1519), de Sebastian del Piombo, Le Christ et la samaritaine (ca. 1625), de Giovanni Lanfranco, ou Le Christ à la piscine de Bezatha (1735-1736) de Hogarth. Les représentations de la crucifixion de Jésus abondent, et figurent souvent Marie et le disciple bien-aimé au pied de la croix (cf. Jn 19,25ss).

En musique
Dans la culture populaire

Certains aspects du quatrième évangile appartiennent au vocabulaire courant, comme l’expression « Lazare » pour désigner une personne qui se sent revivre, « Thomas » pour épingler un cynique, ou « changer l’eau en vin » pour marquer une action qui paraît impossible à moins d’un miracle.