La Bible en ses Traditions

Vocabulaire de la grâce et du bienfait dans la Bible

Étymologie et sens premier de charis

Dérivé d’une racine indo-européenne *gher- (« désirer », « [se] plaire à » ; cf. latin horior, hortor « exhorter » < *« faire vouloir », « faire désirer », vieux haut allemand gerōn, « désirer » ou encore allemand gern, « volontiers »), le mot charis est apparenté à l’intérieur de la langue grecque au verbe chairô, « se réjouir », et au nom chara, « joie ». La notion de « bon plaisir » est à la base des termes qui relèvent de cette racine et le premier sens de charis est « ce qui provoque de la joie ou du plaisir ».

Grec archaïque et classique

Dès l’époque archaïque, charis désigne le « charme », la « grâce extérieure » ou l’« agrément » (cf. Homère Od. 8,19), puis le « bienfait » (cf. Il. 5,211) et enfin le « paiement en retour » (Od. 4,695 ; Il. 23,650) ou la « reconnaissance » (Il. 14,233-235). Ces trois valeurs classiques sont attestées dans le NT, par exemple :

Substrat sémantique de charis dans la Bible

L’étude des emplois de charis dans l’AT et le NT passe par l’analyse de deux mots hébreux : ḥesed et ḥēn.

Le nom ḥēn est apparenté au verbe ḥānan « favoriser » (cf. Gn 33,5), « gracier, amnistier », que l’on trouve souvent associé à rḥm (cf. Ex 33,19). Appliqué à Dieu ou aux hommes, ḥānan s’emploie pour désigner le don d’un bienfait immérité, la grâce du supérieur accordée à un inférieur, la pure gratuité de ce qui ne correspond pas à un droit. Le nom ḥēn, quant à lui, désigne avant tout l’« attrait» (cf. Ps 45,3) d’une personne et signifie sa beauté, ou ce qui la rend séduisante, son charme. Cette qualité n’est pas seulement physique : fondant la bonne réputation (Pr 22,1), elle dérive de l’intelligence (Pr 13,15) et s’associe à la « gloire » ou l’« honneur » (kābôd : Ps 84,12). Elle découle habituellement de la sagesse (Qo 9,11 ; 10,12).

En hébreu biblique, l’emploi du mot ḥēn est en voie de lexicalisation. Sur 66 attestations recensées, le mot n’apparaît que 15 fois (dont 9 pour Pr) en dehors d’expressions figées. On le rencontre notamment avec le verbe nātan « donner », dans le sens de « faire trouver grâce », « rendre attrayant » aux yeux de quelqu’un (Gn 39,21 ; Ex 3,21 ; etc.). Parallèlement, l’expression māçā’ ḥēn signifie « trouver charme ou grâce » aux yeux de quelqu’un (cf. Gn 6,8 ; Ex 33,12 ; Rt 2,2.10). Dans Esther figure également l’expression nāśā’ ḥēn dans un sens équivalent à celui de māçā’ ḥēn. Dans ces tournures, le mot n’évoque en soi aucune relation préexistante. Telle est la situation de Ruth, l’étrangère, face à Booz : il s’agit d’une bienveillance gratuite que l’on suscite ou que l’on sollicite.

Dans certains livres de l’AT, la lexicalisation du mot ḥēn finit par attirer ce terme dans l’orbite sémantique de ḥesed. Un texte des Pr (Pr 3,34) nous dit que Dieu accorde sa « faveur » (ḥēn) aux pauvres alors qu’il résiste aux arrogants. Dans un passage de Za (Za 12,10) où ḥēn est joint à taḥănûnîm (« commisérations »), il semble évoquer la « compassion ». Ce phénomène rejaillira sur les expressions qui comportent le mot ḥēn et les deux termes seront pratiquement confondus dans Est, où les tours nāśā’ ḥēn be‘éné (« porter ḥēn aux yeux de… » Est 2,15 ; 5,2), nāśā’ ḥesed lepānāyw (« porter ḥesed devant… » Est 2,9) et nāśā’ ḥēn wāḥesed lepānāyw (« porter ḥēn et ḥesed devant… » Est 2,17) semblent sémantiquement équivalents.

Bien qu’il puisse figurer au voisinage de ḥēn (māçā’ ḥēn Gn 19,19 ; 47,29; nātan ḥēn Gn 39,21 ; nāśā’ ḥēn Est 2,17), ḥesed renvoie d’abord à une sphère sémantique différente. Ce nom apparaît comme complément de verbes qui marquent la permanence d’une relation privilégiée qui s’exprime par des bienfaits : ḥesed constitue assez souvent en effet le complément des verbes naṭâ (« incliner », d’où « favoriser »), ‘āśâ (« faire) ou nāçar (« conserver »), mais sans offrir le degré de lexicalisation propre à ḥēn. Le nom ḥesed renvoie de ce fait, avant tout, à une relation interpersonnelle.

Dans le monde des hommes, quelle sorte de relation ḥesed désigne-t-il ? Il implique avant tout un lien préexistant. Il apparaît dans le cadre d’une relation matrimoniale (Os 2,21 associé à çedeq « justice », mišpāṭ « jugement » et raḥămîm « compassion »; Jr 2,2 associé à ’ahăbâ, « amour »), d’hospitalité (Gn 19,19), de parenté (Gn 47,29), de pouvoir politique (2S 16,17) ou de lien d’assistance (Jg 1,24 ; Jos 2,12). De ce fait, ḥesed figure souvent dans le cadre d’une alliance (1S 20,8). Le mot est d’ailleurs associé à bᵉrît (« alliance ») en Dt 7,12. Le ḥesed suppose donc l’établissement d’un lien d’assistance réciproque.

ḥesed est surtout employé pour désigner les bienfaits accordés par Dieu dans le cadre de sa relation particulière avec le peuple d’Israël, ainsi que les actes d’amour qu’il attend de lui en retour : « C’est le ḥesed que je désire et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plus que les holocaustes » (Os 6,6). Appliquée à Dieu, le ḥesed revêtira souvent la nuance de « miséricorde » ou de « bonté » : « Mais Yhwh assista Joseph, il étendit sur lui sa bonté (ḥesed) et lui fit trouver grâce (ḥēn) aux yeux du geôlier chef » (Gn 39,21).

Le terme est voisin du mot ’ĕmet (« fidélité ») avec lequel il constitue souvent un hendiadys. Le ḥesed we’ĕmet représente alors un acte de bonté qui découle de la fidélité à la parole donnée. Ainsi, les espions envoyés à Jéricho (Jos 2,14) promettent à Rahab de lui accorder en échange de sa coopération, après la prise de la ville, ḥesed we’ĕmet « bienfait et loyauté ». Dans certains cas (2S 2,6), l’expression est employée en parallèle avec le mot ṭôbâ « acte de bonté » (envers quelqu’un).

Traductions de ḥēn et ḥesed dans les versions anciennes

Dans G, ḥesed est presque toujours rendu par eleos (« miséricorde ») quoique d’autres équivalents soient également attestés (dikaiosunê « justice » Gn 19,19 ; eleêmosunê « compassion » Gn 47,29 ; charis dans le sens de « bienfait » Si 7,33 ; 40,17). Dans V, le mot ḥesed est souvent rendu par misericordia ou par un terme apparenté, parfois aussi par gratia (cf. Rt 2,20 ; 2S 16,17).

Quant à ḥēn, G le traduit habituellement par charis (dans le sens de « charme, agrément »), notamment dans les expressions charin heuriskô (« trouver grâce » auprès de quelqu’un, Gn 6,8) et charin didômi (« faire trouver grâce » auprès de quelqu’un, Ex 3,21). Dans V ḥēn sera systématiquement rendu par gratia ou par un terme de la même famille.

En S les traductions des deux termes hébreux sont plus variées qu’en grec ou en latin. Pour ḥēn on trouve essentiellement rḥm’ (« miséricorde », « compassion », « amour ») dans les expressions māçā’ ḥēn et nātan ḥēn. Mais lorsque le mot ḥēn est employé en dehors des locutions idiomatiques, les traductions dépendent du contexte : outre rḥm’ (Ps 45,3 ; 84,12 ; Pr 17,8) et ses composés (rḥmt’ « amour », « amitié » Pr 5,19 ; mrḥmnyt’ « miséricordieuse » Pr 11,16 ; etc.), on rencontre notamment šbḥ’ et tšbḥt’ (« gloire », « honneur » Qo 9,11 ; 10,12), y’ywt’ (« beauté », « grâce » Pr 1,9 ; 31,30) et rwḥp’ (« clémence », « bienveillance », « miséricorde » Pr 3,22 ; 4,9 ; Za 12,10).

Pour ḥesed les équivalents les plus fréquents en S sont ṭybwt’ (« don », « bienfait », « bienveillance ») et ḥsd’ (« miséricorde »), mais des dérivés de rḥm’ se rencontrent aussi (2S 16,17 rḥmwth « marque d’amour »).

Charis dans le NT

Comme dans G, c’est le terme charis qui est retenu dans le NT quand il reflète les expressions sémitiques māçā’ ḥēn ou nātan ḥēn. Les tours heurein charin (Lc 1,30 ; Ac 7,46) ou echein charin (Ac 2,47) « trouver grâce » (en présence de quelqu’un) étaient donc passés dans la phraséologie du grec sémitisé, tout comme celui de dounai charin « faire trouver grâce » (aux yeux de quelqu’un ; cf. Ac 7,10). Le sens premier de charis en grec profane (« charme », « grâce extérieure »), nous l’avons vu, voisinait avec celui du ḥēn biblique. Cette valeur permettrait de comprendre un verset dont l’interprétation a fait couler beaucoup d’encre : Lc 2,52 « il croissait en sagesse, en taille et en beauté (charin) devant Dieu et devant les hommes ».

En même temps, charis va se charger dans le NT des valeurs traditionnellement associées au ḥesed vétérotestamentaire, en les enrichissant de connotations nouvelles. Tout comme le ḥesed vétérotestamentaire, la charis du NT peut à l’occasion désigner le bienfait qui marque les relations entre les êtres humains (Lc 6,32 ; Ac 25,3.9 ; Ep 4,29). Mais de façon plus systématique que le ḥesed de l’AT, la charis apparaît d’abord dans le NT comme une qualité spirituelle qui procède de Dieu pour demeurer sur (epi) quelqu’un (Lc 2,40 ; Ac 4,33).

En Jn 1,14.16 c’est le tour charis kai alêtheia (S : ṭybwt’ wqwšt’) qui rend l’expression ḥesed we’ĕmet que l’AT réservait à l’expression de la fidélité dans les bienfaits. Le quatrième évangile montre la plénitude de ce don fidèle réalisée en Jésus-Christ.

C’est dans les corpus lucanien et paulinien que le mot charis est le plus attesté : il renvoie d’habitude à un don spirituel, reçu du pouvoir de Dieu, qui opère le salut dans la foi au Christ Jésus. Charis se rencontre de ce fait au voisinage de termes exprimant la puissance (dunamis Ac 4,33 ; 6,8 ; 2Co 12,9; dunamenos Ac 20,32 ; dunateô 2Co 9,8 ; endunameisthai 2Tm 2,1), la foi (pisteuô Ac 15,11 ; 18,27 ; pistis Rm 1,5 ; 4,16 ; Ep 2,8 ; 1Tm 1,14) ou le salut (sôthênai Ac 15,11 ; Ep 2,5.8). En outre, dans le corpus paulinien, la charis est très souvent présentée comme un don gratuit de Dieu qui justifie les hommes. De ce fait, ce nom s’associe à des mots qui expriment le don (didômi Rm 12,6 ; 15,15 ; 1Co 1,4 ;  3,10 ; 2Co 8,1 ; Ga 2,9 ; Ep 3,8 ; 4,7 ; 2Th 2,16 ; 2Tm 1,9 ; Jc 4,6 ; 1P 5,5 ; dôrea Rm 3,24 ; 5,15 ; 2Co 9,15 ; Ep 4,7 ; dôron Ep 2,8), ou la justification (dikaioumai Rm 3,24 ; Tt 3,7 ; dikaiosunê Rm 5,21). Plusieurs auteurs néotestamentaires relient de ce fait la charis à la vie éternelle (zôê Rm 5,21 ; 1P 3,7).

Traduction de charis

L’évolution du sens de charis dans le NT se reflète dans les versions anciennes. Désormais, V retiendra systématiquement le mot gratia pour rendre le mot charis dans le NT. Comme elle le faisait pour l’AT, la version syriaque peut parfois distinguer dans le NT l’idée associée à ḥēn du concept qui s’attache à ḥesed dans les expressions figées : elle rend ainsi, à l’occasion, les expressions heurein charin ou echein charin (équivalents grecs de māçā’ ḥēn) par des tours qui soulignent le substrat sémitique de ces expressions (Ac 2,47 yhbyn brḥm’ ; Ac 7,46 d’škḥ rḥm’). Toutefois, en dehors de ces cas particuliers, S traduit dans le NT le mot charis par ṭybwt’.

Formules d’introduction ou de conclusion des lettres

La nouvelle valeur sémantique de charis dans le NT se révèle surtout dans l’ouverture et la conclusion des épîtres. Eirênê soi ou eirênê humin traduit la salutation hébraïque habituelle šālôm lekā / lākem : c’est celle que Jésus ressuscité adresse aux disciples dans ses apparitions (Lc 24,36 ; Jn 20,19.21.26). Elle figurait communément au début ou à la fin des lettres (3Jn 1,15 eirênê soi ; cf. 1P 5,14), parfois enrichie de plêthuntheiê (« que la paix abonde pour vous », θ'-Dn 4,1).

Dans la tradition hellénistique, en revanche, il était d’usage de saluer par chaire (« salut », litt. « réjouis-toi » ; cf. les salutations adressées à Jésus dans les récits de la Passion : Mt 26,49 ; 27,29 ; Mc 15,19 ; Jn 19,3), ce qui donnait lieu dans les adresses des lettres à l’emploi de l’infinitif chairein (« Untel à untel chairein ['salut'] » Ac 15,23 ; 23,26 ; Jc 1,1).

Dans les épîtres du NT apparaît un mélange des deux formules où le chairein hellénistique est christianisé en charis. La salutation charis (humin) kai eirênê (« grâce [pour vous] et paix ») était devenue commune dans les incipit des lettres des premières communautés chrétiennes (Rm 1,7 ; 1Co 1,3 ; 2Co 1,2 ; Ga 1,3 ; Ep 1,2 ; Ph 1,2 ; Col 1,2 ; 1Th 1,1 ; 2Th 1,2 ; Tt 1,4 ; Phm 1,3 ; 1P 1,2 ; 2P 1,2 ; Ap 1,4). Dans tous les cas que nous venons de citer (sauf pour Col 1,2), cette salutation est précédée ou suivie d’une double référence à Dieu le Père et à Jésus-Christ, qui prendra souvent dans le corpus paulinien la forme fixe apo theou patros (hêmôn) kai kuriou (hêmôn) Iêsou Christou. En 1P 1,2 et Ap 1,4 figure même une formule trinitaire.

Associée à eleos (« miséricorde ») et avec diverses variations, cette salutation figure également en 1Tm 1,2 ; 2Tm 1,2 et 2Jn 1,3, toujours en référence à Dieu le Père et à Jésus-Christ. En Jude 1,2, on trouve la formule eleos humin kai eirênê kai agapê « miséricorde pour vous, paix et charité » (cf. Ga 6,16 eirênê ep’ autous kai eleos). Ces exemples montrent la continuité entre le eleos (ḥesed) vétérotestamentaire et la charis du NT mais aussi la différence entre les deux termes, puisque la charis de la Nouvelle Alliance est à présent associée selon les cas au Père et au Christ ou à la Trinité.

Bien que plus succinctes et moins stéréotypées, les formules de conclusion des lettres néotestamentaires offrent des traits comparables. L’expression sémitique (eirênê humin pasin tois en Christôᵢ « la paix soit à vous tous dans le Christ ») apparaît en 1P 5,14. Ailleurs, c’est le terme charis qui est employé. On trouve donc l’expression hê charis meta pantôn humôn / meth’ humôn (Col 4,18 ; 1Tm 6,21 ; 2Tm 4,22 ; Tt 3,15 ; He 13,25), qui apparaît le plus souvent doublée d’une référence au Christ (hê charis tou kuriou [hêmôn] Iêsou [Christou] meth’ humôn / meta pantôn [humôn] / meta tou pneumatos humôn Rm 16,20 ; 1Co 16,23 ; Ga 6,18 ; Ph 4,23 ; 1Th 5,28 ; 2Th 3,18 ; Phm 25 ; Ap 22,21; avec des variations dans la phraséologie : Ep 6,24). 2Co 13,13 offre la particularité d’être la seule formule trinitaire de conclusion : hê charis tou kuriou Iêsou Christou kai hê agapê tou theou kai hê koinônia tou hagiou pneumatos meta pantôn humôn.

Cet arrière-plan permet de mieux comprendre le caractère inédit de la salutation de l’ange à Marie : chaire, kecharitômenê, ho kurios meta sou « Salut/réjouis-toi, Toute-Grâce, le Seigneur est avec toi » (Lc 1,28).