Voici un livre déroutant, car il conteste avec scepticisme certaines croyances importantes de la sagesse juive traditionnelle. Il commence par un défi lancé au lecteur : « Quel profit l'homme tire-t-il de tout le labeur qu'il accomplit sous le soleil ? » Il réfléchit ensuite à des valeurs telles que la justice, la richesse, les biens, le plaisir et la célébrité ; il souligne qu'il est inutile de s'y attacher, car elles ne sont que pure vanité.
Le problème de Qohélet, comme celui de Job, est celui de la rétribution temporelle. Job et Qohélet assurent qu'il n'y a pas de rétribution sur terre, selon l'expérience (Qo 7,25-8,14). Qohélet affirme la vanité de toutes choses, y compris du bonheur, et tente de se consoler par les plaisirs simples de la vie (Qo 3,12s ; 8,15 ; 9,7s) mais cette recherche le laisse insatisfait.
L'au-delà inconnu ou le Shéol l'inquiètent (Qo 3,21 ; 9,10 ; 12,7), mais sa foi ne vacille pas. Il insiste sur la soumission à Dieu, l'importance de l'obéissance à ses préceptes (Qo 7,14 cf. 1S 2,6 ; Jb 2,10), puisque nul ne saurait demander de comptes à Dieu (Qo 3,11-14 ; 7,13) car « tout ce que Dieu fait convient en son temps » (Qo 3,11-14). La seule réponse qui vaille est celle de la foi en une sanction divine (Qo 3,17 ; 5,5 ; 9,7 ; 11,9 ; 12,14) dont les critères échappent totalement à la compréhension de l’homme, et finalement, seul le commandement de la crainte de Dieu (Qo 5,6 et Qo 12,13) demeure infrangible.
Qohélet s'inscrit dans l'évolution de la doctrine religieuse et doit ainsi être lu avec les livres antérieurs et postérieurs. S'il affirme que les développements antérieurs ne suffisent plus, il permet ainsi à la révélation de se déployer, et prépare, par la mise en évidence de la vanité des richesses temporelles, la parole de l'évangile « bienheureux les pauvres » (Lc 6,20).
TEXTE
Critique textuelle
Plusieurs versions transmettent le texte :
Hébreu
Nous ne possédons pas de manuscrit hébreu de Qohélet antérieur au 11e siècle ; le texte en est bien conservé, à l'exception de quelques versets altérés et de certains autres qui semblent avoir été déplacés ou qui pourraient être des gloses.
Grec
La traduction grecque de la Septante présente certaines similitudes avec celle d’
(connue en partie à travers des fragments des Hexaples), mais elle s'en écarte la plupart du temps. La Septante en effet ne traduit pas le texte massorétique, dont en revanche traduit un texte très proche.Latin
- La Vetus latina traduit à son tour la Septante, sans doute vers la fin du 2e s. ap. J.-C.
- Pour la traduction latine, (Commentaire sur Qohélet) suit le texte hébreu en usage vers la fin du 4e s., mais tente de se rapprocher le plus possible de la Septante, qu’il cite parfois et à laquelle il joint pour les passages plus obscurs, la traduction d’ , de et de .
- La version latine de la Vulgate, plus tardive, est faite uniquement d’après l’hébreu mais de manière peu littérale. s’y inspire fréquemment de et son original hébreu diffère quelque peu du texte massorétique.
Copte
La version copte traduit elle aussi la Septante
Syriaque
- La version syriaque (la Peshitta) a été faite sur un texte hébreu assez proche du texte massorétique, mais on y reconnaît aussi l’influence de la Septante : y a-t-elle servi d’emblée pour la traduction, ou bien seulement pour des retouches ultérieures ?
- La version syriaque faite en 616-617 par se fonde entièrement sur les Hexaples : il traduit littéralement le texte hexaplaire de la Septante, reproduit les signes diacritiques d’ et joint souvent en notes marginales les différentes versions grecques des Hexaples.
Le Targum (10e-11e s.)
Il paraphrase le texte hébreu, et fait souvent place à l’interprétation midrashique.
Proposition d’une structure du livre
A l'instar des livres de Job, de l'Ecclésiastique ou des Proverbes, aucune structure définie n'apparaît, mais on considère plutôt que le livre progresse par variations et développements d'une thématique principale : tout est vanité dans la vie humaine (Qo 1,2 ; 12,8). Ayant pour terme la vieillesse (Qo 12,1-7) et la mort - pour tous sans exception (Qo 3,14-20), la vie est tissée d'actes multiples et vains (Qo 3,1-11)
Toutefois, en marge du texte, en Qo 6,10, la mention des massorètes indique à cet endroit la moitié du livre en fonction du nombre de versets. De plus, Qo 6,10ss forme une unité littéraire autonome qui, située entre Qo 5,9-6,9 en amont et Qo 7,1-8 en aval, constitue à la fois un résumé conclusif et un sommaire proleptique. Ainsi, le centre du livre correspond à une unité littéraire, assurant la transition entre Qo 1,1-6,9 et Qo 7,1-12,14. Annonçant la deuxième partie du livre (chap. 7 à 12), Qo 6,10ss récapitule et conclut la première partie (chap. 1 à 6). Pour le reste, on observe simplement d’un bout à l’autre une certaine disposition dans l’agencement des péricopes du livre.
Genres littéraires
Une oeuvre de transition
Qohélet se situe à mi-chemin entre la poésie sémitique et la prose grecque, dépourvu d'un véritable dessein esthétique, semble-t-il, à l'exception peut-être des poèmes qui ouvrent et ferment l’œuvre. Le livre se présente comme une charnière entre deux époques, puisque la tradition n'est ni raffermie ni remplacée. Dans Job, le proverbe évolue vers le dialogue - ici il tourne presqu’à la satire.
Une œuvre polémique et réflexive
C’est un livre de polémique qui tient du pamphlet. La consistance de la sagesse traditionnelle y est remise en cause au nom de principes rationnels qui, partant de l’observation, s’articulent dans des démarches de réflexions et d’argumentations ponctuées par des verbes de perception (« voir »), d’analyse (Qo 1,13.16s ; 2,1.3.10.15.20 ; 3,17s ; 7,25 ; 8,9.16 ; 9,1) et de déduction du savoir (« connaître », « reconnaître »).
Procédés littéraires
- Ici, pour la première fois dans l’AT, on observe le « je » (Qo 1,16s ; 2,1.11-15.18.20.24 ; 3,17s ; 4,1s.4.7s ; 5,17 ; 7,25s ; 8,2.12.15 ; 9,16) de l’homme qui prend la posture d’un investigateur qui enquête, réfléchit et tire des conclusions, ou fait des jugements, à partir de l’analyse de ses observations. L’intelligence et la rationalité fondées sur l’expérience sont désormais posées comme critères et valeurs de la connaissance (Qo 1,13-17 ; 2,1.3.14 ; 3,12.14 ; 7,21-25 ; 8,9.16s ; 9,13-10,3). Aussi, dans le Qohélet, le terme « sagesse » (Qo 1,13) s’enrichit-il d’un sens instrumental et représente non seulement l’acquis sapientiel et culturel, mais aussi la faculté intellectuelle et le mode de penser permettant toute enquête rationnelle.
- L’art littéraire du livre est peu élaboré en raison d’un vocabulaire limité et d’une syntaxe parfois difficile à comprendre ; le style subit la prégnance de toutes les maximes collectées ou créées par l’auteur. La pensée s'appuie constamment sur des comparaisons, qui servent également à construire la réflexion.
- Les thèmes exploités sont extrêmement variés ; l’auteur les intègre à son discours en prenant soin de les justifier. L'utilisation de répétitions de mots et de formules confère une grande force illocutoire au thème central de la vanité de toutes choses.
CONTEXTE
Milieux de vie
Dans le tournant de la pensée hébraïque dont témoigne Qohélet, certains ont relevé des affinités entre ce livre et les œuvres littéraires de l’ancien Orient.
- Une parenté avec la sagesse mésopotamienne a été soulignée, notamment avec le dialogue acrostiche connu sous le nom de Théodicée babylonienne ainsi qu'avec l’Épopée de Gilgamesh où figure déjà le proverbe « le fil triple ne rompt pas » (Qo 4,1), et l’exhortation au Carpe Diem (Qo 9,7ss).
- On note des parallèles, valables tout au moins en apparence, avec des textes égyptiens comme le Dialogue du désespéré avec son âme ou les Chants du Harpiste.
- Certains traits qui rappellent des courants de la philosophie hellénistique ont également été identifiés. Ces échos thématiques, généralement associés au cynisme, au scepticisme, au stoïcisme, à l’épicurisme et autres, témoignent d’une ouverture autogérée de la sagesse qohélétienne aux milieux philosophiques populaires et à la pensée grecque. Il ne s’agit cependant pas de parallèles décisifs, ni de contacts probants ou de rapprochements à établir en termes de dépendances généalogiques péremptoires. Les correspondances ne portent pas non plus sur vocabulaire.
En définitive, il est impossible de démontrer de manière concluante l’influence directe d’aucune de ces œuvres mésopotamiennes, égyptiennes et grecques. Cependant, une atmosphère commune est perceptible. Des thèmes parfois très anciens, devenus le patrimoine commun de la sagesse orientale, sont repris par Qohélet comme un héritage sur lequel il peut méditer plus personnellement (Qo 12,9).
Auteur/s et datation
L'auteur selon la tradition
Le titre du livret est le suivant : « Propos de Qohélet, fils de David, roi à Jérusalem » (Qo 1,12). Le mot « Qohélet » (Qo 1,2.12 ; 7,27 ; 12,8ss) est un nom commun parfois accompagné de l'article, masculin quoique de forme féminine. On estime généralement qu'il s'agit d'un titre de fonction, qui qualifie celui qui parle à l'assemblée (qahal, en grec ekklèsia, d'où le nom latin qui transcrit le grec), un « Prédicateur ». Sa filiation donnée au début de l'oeuvre le présente comme Salomon, auquel il est fait allusion à plusieurs reprises (Qo 1,16 cf. 1R 3,12 ; 5,10s ; 10,7, ou Qo 2,7ss cf. 1R 3,13 ; 10,23). Mais cette attribution est plutôt un patronage fictif et d'ailleurs le vocabulaire comme les idées sont postexiliques. Quoi qu'il en soit, cet écrivain au style sans artifice s’impose par son autorité : ses sentences sont fondées sur l’expérience personnelle approfondie par la méditation et une vaste observation.
Hypothèse historique sur l'auteur
Qohélet habite probablement en Palestine, voire à Jérusalem. Son livre est écrit en hébreu tardif, mêlé d'aramaïsmes, on y trouve même deux mots perses (pardes, Qo 2,5 ; pitgam, Qo 8,11).
Ces éléments conduisent à situer la rédaction de l'ouvrage bien après l'Exil mais avant le début du 2e s. av. J.-C., lorque Ben Sira peut en faire usage. Les fragments qumrâniens, datés par la paléographie vers 150 av. J.-C., contribuent également à cette estimation. Généralement, la composition de l'ouvrage est située au 3e s. av. J.-C., une période de transition précédant l'espoir porté par la révolte des Maccabées.
Formation
L'unité d'auteur a souvent été contestée jusqu'à discerner deux, trois, quatre, voire huit auteurs. Cependant, bon nombre de paradoxes s'expliquent lorsque l'on considère que Qohélet présente un certain nombre de citations, évocations et allusions, soit directes soit implicites, qu'il critique par la suite.
L'épilogue (Qo 12,9-14) cependant a connu deux rédactions :
- l'une (Qo 12,9ss) d'un disciple de l'auteur ;
- l'autre (Qo 12,12ss), d'un homme pieux qui ajoute une exhortation à la fidélité envers Dieu et envers ses préceptes.
RECEPTION
Canonicité
Canon hébraïque
Dans la Bible hébraïque, Qohélet appartient à la troisième section, les Ketubîm « écrits », et, à l’intérieur, au groupe des cinq rouleaux, Megillôt , textes qui sont lus par certaines communautés :
- le Cantique, à Pessah ;
- Ruth, à Shavuoth ;
- Qohélet, à Sukkoth (la fête des Tentes) ;
- les Lamentations, au jour du jeûne du 9 Av (pour la destruction de Jérusalem) ;
- Esther, à Purim.
Seuls les deux derniers, les Lamentations et Esther, sont lus par toutes les communautés juives.
Certaines Bibles hébraïques antérieures au 15e s. lui donnent une autre place au sein des Megillôt, tout en le conservant dans les Ketubîm.
La canonicité du livre pour les Juifs n’a pas toujours été reconnue : bien qu'elle soit attestée dès le 1er s. av. J.-C selon le Talmud et le « concile » de Jamnia (fin 1er s. ap. J.-C.) ait affermi sa canonicité, la controverse persiste, comme en témoignent des discussions entre rabbins vers 130, rapportées par la Mishna. Cependant,
(†ca. 180), (†254) et (†420) témoignent de son appartenance au canon juif.Canon chrétien
Dans la Septante, Qohélet se trouve parmi les livres poétiques, après les Psaumes et les Proverbes, et avant le Cantique et le livre de Job. Ces livres occupent la deuxième place, entre les livres historiques et les prophétiques. Il occupe la même place dans la Vulgate.
le cite comme faisant pleinement partie de l’Ecriture. Seul (†428) en conteste la canonicité. L’Église confirme sa canonicité lors des conciles de Trente (1546) et de Vatican I (1870).
Importance traditionnelle
Exégèse juive
Les références comprennent le midrash Qohélet, le midrash Yalqut Chimoni et le Targum de Qohélet, qui sont des sources postérieures aux premiers commentaires chrétiens.
Exégèse chrétienne
Plusieurs commentaires anciens sont dédiés à Qohélet :
- (†264) : les Scholies à l’Ecclésiaste développent le sens allégorique et spirituel.
- (†ca. 270) : la Métaphrase de l’Ecclésiaste s’attache plutôt au sens moral, en vue d’élever l’âme à la contemplation des choses célestes en la persuadant de la vanité de toute la création.
- (†ca. 395) : les Homélies sur l'Ecclésiaste commentent le sens spirituel. Par ailleurs, pour , les paroles malveillantes sont dues à des adversaires dont l’auteur reprend les objections pour y répondre ensuite.
- : le Commentarius in Ecclesiasten (vers 386) commence par expliquer le sens littéral mais l’auteur développe plus amplement le sens allégorique et le sens moral.
- (†604) : Les Dialogues et le Commentaire sur l'Ecclésiaste proposent une hypothèse de lecture : « Salomon parle tantôt en son propre nom, tantôt au nom d'une autre personne qui s'étonne de ce qui arrive en ce monde ». Il reformulerait d’abord les opinions des uns et des autres avant d’énoncer son propre jugement.
Commentent aussi ce livre à la même période :
- (†373), (†399),
- (5e s.),
- (6e s.),
- (6e - 7e s.) (†ca. 630).
Au Moyen Âge, l’interprétation allégorique a la faveur des commentateurs :
- ; (†735)
- ; (†804)
- (†1141).
- (†1274) écrit un commentaire plus scolastique.
- (†1349) inaugure le retour au sens littéral : avant d’en venir au sens allégorique, il donne une exégèse historique et grammaticale.
Suivent les commentateurs, entre autres :
- (†1534), (†1537), (†1546), (†1554), (†1556), (†1559), (†1570), (†1576),
- (†1611), (†1623), (†1628), (†1633), (†1634), (†1635), (†1637), (†1655), (†ca. 1655), (†1680), (†1684), (†1696),
- (†1704), (†1717), (†1729), (†1735), (†1792).