« Encore quarante jours et Ninive sera renversée ! » (Jon 3,4), menace le prophète Jonas. La sentence est terrible, et le lecteur habitué aux livres prophétiques s'attendrait à des développements qui la justifient en termes de châtiments imminents. Au contraire, Jonas est un petit livre plutôt plaisant et narratif, racontant les aventures d'un prophète de Dieu qui, à son grand regret, a mené à bien la mission que le Seigneur lui avait confiée : le salut de Ninive, l'immense ville pécheresse.
Voici un résumé de cette drôle d'histoire, évidemment didactique. Dans le premier chapitre, Dieu tente de conduire Jonas à Ninive pour la convertir, mais Jonas s'enfuit dans un bateau dans la direction opposée. Dès qu'il embarque, une tempête éclate et il est jeté par-dessus bord par les marins (Jon 1). Le chapitre suivant (Jon 2) raconte l'histoire du grand poisson qui avale le prophète. Après trois jours et trois nuits de prière dans le ventre du monstre, Jonas reçoit l'ordre de Dieu de retourner à Ninive (Jon 3). Cette fois, Jonas exécute l'ordre et annonce la destruction de la ville. Au quatrième chapitre, les habitants de Ninive prennent ces menaces au sérieux et se convertissent par le jeûne et la prière. Voyant cela, Dieu renonce au châtiment et accorde son pardon, ce qui met Jonas en colère (Jon 4). Jonas n'ayant pas compris cette attitude, le Seigneur, avec des mots pleins d'ironie, lui reproche son égoïsme, l’étroitesse de son esprit et son manque de sensibilité à l'amour, à la compassion et à la miséricorde de Dieu (Jon 4,11).
Bref, le pardon de Dieu dépasse les désirs et les calculs des hommes, même ceux du prophète : Dieu reste toujours libre d'être bon pour tous. Le Seigneur fait comprendre à Jonas que « sa volonté n’est pas la mort de l’impie » (Ez 18,23.31-32), mais qu'il se convertisse et vive, et que si une nation se détourne de ses mauvaises voies, il ne lui envoie plus le châtiment qu'il avait préparé pour elle (Jr 18,7-8 ; Jon 3,10). Dieu est, donc, miséricordieux, et prêt à retirer ses menaces et à pardonner si les hommes se repentent véritablement.
Le symbolisme de l'histoire de Jonas se retrouve dans le Nouveau Testament. Jésus parle du « signe de Jonas », établissant ainsi un lien entre son propre destin et celui du prophète. Lorsqu'on lui demande de confirmer son autorité prophétique par un signe miraculeux, Jésus répond qu'aucun autre signe ne sera donné que celui du prophète Jonas, car « de même que Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le cœur de la terre trois jours et trois nuits » (Mt 12,39-41 ; cf. Mt 16,4 ; Lc 11,29-32). Dans les arts paléochrétiens, notamment funéraires, les aventures de Jonas sont un symbole quasi universel de la mort et de la résurrection du Christ et des chrétiens.
TEXTE
Critique textuelle
La Septante révèle des différences textuelles dues simplement à un changement de perspective littéraire et ne rend pas les nombreux jeux de mots et métathèses présents dans le texte hébreu de Jonas.
Proposition d’une structure du livre
L’analyse structurelle
Elle révèle une composition mettant en parallèle deux épisodes symétriques (Jon 1-2 et Jon 3-4), chacun divisé en trois parties :
- l’ordre du Seigneur et la réaction de Jonas (Jon 1,1ss et Jon 3,1-4)
- la rencontre avec la figure collective : des marins (Jon 1,4-16) ; des Ninivites (Jon 3,5-10)
- Jonas en prière avec le Seigneur Dieu, (Jon 2,1-11 et Jon 4,1-11).
Chaque épisode forme une unité de lieu et d’action : dans le premier épisode, le refus de l’ordre divin crée le récit imprévu ; dans le deuxième, l’ordre accepté entraîne la suite prévue. La mer et Ninive en sont les lieux respectifs.
Le premier épisode est marqué par l’omniprésence de Jonas
Celui-ci est situé, d’une part, à distance de la responsabilité prophétique (Jon 1,1ss) et, d’autre part, à distance des autres êtres humains rencontrés (Jon 1,4-16). Les marins, eux, désirent maintenir la relation au-delà du possible (Jon 1,13), malgré Jonas qui veut constamment se démarquer d’eux (Jon 1,5.9.12). La suite de cet acte voit le narrateur s’éclipser au profit d’une intervention exclusive de Jonas. C’est seulement en étant isolé, proscrit, qu’il parvient à prononcer une parole qui fait mémoire (sa prière en Jon 2,3-10 ; cf. Jon 1,9). L’unique relation dont il se croit capable est celle qui le relie d’une manière formelle (Jon 1,9 ; 4,2.8s) ou personnelle (Jon 2,3-10 ; 4,3) au Seigneur.
Le chap. 3 est focalisé sur Ninive et Dieu
Le début du deuxième épisode ne permet pas au lecteur d’entrer dans l’intimité de la relation entre le Seigneur et Jonas. Ce dernier s’éclipse (Jon 3,5), permettant au narrateur de s’étendre sur la conversion spectaculaire des Ninivites. Le prophète, médiateur de la parole de Dieu, s’efface ainsi derrière son message. Il se place ou est placé à distance du parcours intérieur des Ninivites, comme cela avait été le cas pour les marins. Le narrateur ne s’attarde que sur les personnages prêts à abandonner le mal : les Ninivites et Dieu (Jon 3,10).
Le chap. 4 revient sur le rapport Dieu-Jonas
La suite de ce second épisode permet au lecteur de percevoir une partie des sentiments que Jonas exprime au Seigneur (Jon 4,2ss). Le narrateur se met en retrait, évitant tout jugement direct. Il ne donne accès à la vie intérieure des personnages que dans les dialogues. Le mouvement fondamental du chap. 4 tourne autour de l’attitude de Jonas vis-à-vis du Seigneur – et réciproquement – avec un troisième terme, Ninive, par rapport à laquelle les attitudes de Jonas et du Seigneur s’opposent. A travers les sentiments contradictoires de la colère (Jon 4,1) et de la joie (Jon 4,6), Jonas est poussé à vivre les apparentes contradictions d’un Dieu qui se met en colère puis renonce à l’ardeur de cette colère, et ce pour rester fidèle à ce qu’il est et à ce que Jonas croit de lui. Ainsi, par le dialogue, Dieu pousse Jonas à se contredire tout en restant fidèle à lui-même, espérant qu’ainsi il comprendra que le Seigneur a le droit de se contredire pour rester fidèle à lui-même.
Genres littéraires
Ce petit livre diverge beaucoup des autres écrits prophétiques.
C'est uniquement un récit ...
Le prophète ne veut pas obéir à l'appel de Dieu, s'enfuit, et après avoir prêché, se plaint de sa réussite : telle est l'intrigue de ce récit. Il ne faudrait pas y voir un épisode historique : la date basse, et l'absence de toute autre allusion à la conversion de Ninive dans d'autres sources empêchent cette exégèse.
... merveilleux et ironique
- Dieu est présenté comme le maître des lois de la nature, avec les nombreux prodiges présents dans ce texte, réponses malicieuses de Dieu aux désobéissances de Jonas : la tempête subite, Jonas désigné par le sort, le poisson monstrueux, le ricin qui pousse en une nuit et qui sèche en une heure.
- Le style général est plein d'ironie assumée.
Un apologue
On ne saurait tirer l'historicité de l'épisode de son emploi par Jésus (Mt 12,39ss et Lc 11,29-32) : si Jésus utilise cet apologue tiré de l'Ancien Testament, c'est, comme les prédicateurs le feront, pour faire comprendre son enseignement par des paraboles et des images connues.
Pluralité des formes mêlées
L’étude du genre littéraire s’est trouvée enrichie grâce à l’émergence de nouvelles méthodes littéraires. Les dénominations classiques sont nombreuses : midrash, récit didactique, allégorie, parabole, nouvelle, satire ou prose de fiction. L’aspect humoristique, voire satirique du livre, est aussi mis en relief. Le choix d’un seul genre littéraire ne convenant pas, mieux vaut mettre chacun d’eux en tension afin d’en relever les contrastes. L’analyse narrative déplace la question du genre littéraire demeurée ouverte car elle propose de se situer au niveau du récit.
CONTEXTE
Auteur/s et datation
L'auteur traditionnel
Le héros du récit a le nom d'un prophète contemporain de Jéroboam II, cité en 2R 14,25 comme Jonas fils d'Amittaï. Son nom, en hébreu Yonah, signifie « colombe ».
Hypothèse historique
Mais le livret ne lui est pas attribué explicitement et aucun argument ne permettrait de le penser. Ninive a été détruite en 612, le style est très proche de celui de Jérémie ou d'Ézéchiel, et les structures linguistiques sont plus tardives, ce qui penche pour une datation d'après l'Exil, entre le 5e et le 2e s. av. J.-C. ; il semble difficile d’être plus précis.
Formation
Il faut mentionner que la prière de Jonas (Jon 2,3-10), d'un genre littéraire différent, doit être une addition postérieure.
RECEPTION
Canonicité
Le caractère parodique du livre a aidé à le faire accepter dans le corpus au 2e s. av. J.-C. Aucune tradition rabbinique n’a jamais contesté sa canonicité. Jonas est le seul livre parmi les Douze petits prophètes à occuper trois positions différentes au sein des versions :
- entre Abdias et Michée (le texte massorétique),
- entre Abdias et Nahum (la Septante),
- après Malachie dans un manuscrit incomplet de Qumran (4Q76 = 4QXIIa).
Importance traditionnelle
Intertextualité
On ne trouve pas dans le Nouveau Testament de citations explicites du livre de Jonas mais « le signe de Jonas » (Mt 16,4) revêt une importance particulière dans la prédication de Jésus : La conversion des Ninivites est donnée en exemple (Mt 12,41 et Lc 11,29-32). Jonas enfermé dans le ventre du monstre est vu d’autre part comme la figure du séjour du Christ au tombeau (Mt 12,40).
Liturgie
La prière de Jonas (Jon 2,3-10) se trouve dans le codex Alexandrinus avec d'autres cantiques de l'AT et du NT, après le psautier.
L’exégèse chrétienne
Elle lit généralement l’histoire de Jonas d’une part comme préfiguration de la résurrection du Christ et d’autre part pour donner l’exemple de la pénitence et de la conversion.
De nombreux auteurs l’ont commentée :
- ; (†ca. 99)
- ; (†165)
- ; (†215) ; (†254) ; (†202)
- ; (†373) ; (†386) ; (†390) ; (†397) ; (†311) (†367)
- ; (†ca. 420) ; (†430); (†ca. 450) ; (†ca. 458). (†407)
Après l’époque des compilateurs grecs et latins qui répandent une lecture christologique du livre, l’œuvre de
, In Ionam, se révèle comme le premier travail original sur le sujet, rendant quasiment caduc tout essai antérieur.Le livre fut aussi commenté, entre autres, par
- (†ca. 1126),
- (†1546), (ca. 1550), (†1554), (†1558), (†1563), (†1583), (†1587), (†1592),
- (†1610), (†1616), (†1623), (†1657), (†1660), (†ca. 1675) (†1688), (†1698), (†1699),
- (†1670), (†1746)
- (†1808).
(Voir aussi les commentaires sur l’ensemble des douze →Prophètes mineurs.
Réception coranique
Le Coran contient quatre petits développements sur Jonas.
Réception culturelle
Dès le 2e s., l’art paléochrétien sous toutes ses formes – fresque, mosaïque, sculpture funéraire – s’est saisi de la figure de Jonas, témoignant ainsi de l’importance du livre aux yeux des premiers chrétiens. Un sarcophage de la fin du 3e s., actuellement au Musée du Vatican (Museo Pio Cristiano, Lat 119) présente une trilogie de scènes typiques : Jonas jeté à la mer par les matelots, le poisson vomit Jonas sur le rivage, Jonas assis sous son arbre.
- Sa présence sur de nombreux sarcophages, dans la scène du poisson qui rejette Jonas sur le rivage, illustre la foi en la résurrection des morts.
- Jonas assis à l’ombre du ricin (plus exactement de coloquintes, à cause de la traduction des Septante) est figuré sous les traits du berger Endymion, dont le sommeil à l’ombre d’un arbre symbolise l’éternité.
- Il est aussi figuré comme orant, les bras levés, pour signifier l’exaucement de la prière faite avec foi dans l’épreuve ; il est alors modèle de vie chrétienne.
- Parfois encore, on le représente pensif, sur un rocher, en écho à Jon 4,5, selon la lecture des Pères.
- Quant au « grand poisson » qui engloutit Jonas, sa nature mystérieuse a stimulé l’imagination créatrice des artistes : un exemple est donné avec (†1574).
Interprétations modernes
La lecture prémoderne, diverse et classique, retient les explications de
auquel répond ironiquement .La littérature moderne est marquée entre autres par les écrits de:
, , , , , , (auteur de Moby Dick), , (auteur de Pinocchio), .