Parmi les enseignants juifs de son temps, Jésus est fréquemment opposé aux →scribes (et aux →Pharisiens). De fait, il se distingue d'eux en revendiquant une autorité (Mt 21,23-27 //) spectaculaire (Mt 7,29), quoi qu’il n’ait pas appris auprès de maîtres (Jn 7,15.52), ni rien écrit que dans la terre (Jn 8,6).
- Cependant, lorsqu'il conclut le long discours en paraboles de Mt 13, en Mt 13,51-52, Jésus le présente comme une performance correspondant aux compétences d’un scribe et constituant un modèle à imiter. Implicitement, Jésus se décrit donc comme plus que scribe (puisqu’il vient de fournir le modèle de tout discours de scribe disciple). Matthieu — qui était peut-être un de ces « scribes devenus disciples » et qui insiste sur l'existence de →Scribes chrétiens — se donne ainsi Jésus pour modèle !
Ce portrait de Jésus comme super-scribe ne se réduit cependant pas à la « scribophilie » de Matthieu. L’AT avait déjà rapproché les figures du scribe, du sage, du prophète en les concentrant sur la figure de Moïse. Par le truchement de la →typologie mosaïque, Jésus et la figure du scribe sont mis en relation tout au long de son ministère, dans la mesure où Jésus accomplit bel et bien la double mission du scribe — conserver l'Écriture et l’interpréter de manière autorisée.
1 — Lire (à la lettre)
Jésus se caractérise à plusieurs reprises comme lecteur (Lc 4,16-21) attentif de la lettre des Écritures et donc comme défenseur de l'œuvre du scribe-Moïse :
- Il défend la lettre de la Tora dans ses moindres détails (Mt 5,18-19 ; 22,29-32 //)
- Il en souligne volontiers les mystérieuses apories (Mt 22,41-46 // ; Jn 5,39-47).
Il s'élève contre les hyperinterprétations abusives de ses contemporains :
- ajouts (par exemple l'extension du domaine de la pureté rituelle déjà esquissée par les pharisiens de son temps Mc 7,14-23 //)
- ou accommodements (Mc 7,6-13 //).
2 — Écrire...
... Comme on parle : dialectique de l'oral et de l'écrit
Fixation et permanence sont les deux caractères de l’écrit dont les scribes tirent leur prestige. Si Jésus n’écrit pas avec de l’encre (cf. Jn 8,6.8), c’est parce que sa parole orale est assez vive et puissante pour se fixer dans le cœur de ses auditeurs et y produire son effet (Jn 12,48). Cette représentation de l’oral comme plus-qu'-écrit est bien présente dans l'AT :
- Ps 45,2-3 (« Mon cœur a frémi de paroles belles […] ma langue est le roseau d’un scribe agile »).
- Les premières langues de la Bible ne font pas la différence entre le fait de lire et celui de parler, comme en témoigne le mot miqrâ qui désigne l’écriture en tant que lue (de qr’ « proclamer »), elles désignent ces deux activités par le même mot.
À en croire les récits de la Tora, Moïse a lui-même autorisé la dialectique de l’oral et de l’écrit :
- Il a « transmis » mot à mot ce qu’il a reçu par écrit au Sinaï (et qui est lu par le lecteur en Ex 20-23),
- Il a enseigné ensuite la législation par oral (Dt 4,1 ; 5,31 ; 6,1 ; etc.).
Les pharisiens de son temps avaient commencé à mobiliser cette dialectique au service de la notion de double Tora, écrite et orale, eux-mêmes présentant leur tradition comme une continuation de la transmission orale.
- →m. ’Abot 1,1 « Moïse reçut la Tora au Sinaï et la transmit à Josué, et Josué aux anciens, et les anciens aux prophètes, et les prophètes la transmirent aux hommes de la Grande Assemblée. Eux dirent trois choses : Soyez modérés dans le jugement, formez beaucoup de disciples et faites une haie à la Tora » (où la « haie » évoque les préceptes et enseignements des maîtres, censés sauvegarder la loi divine).
En enseignant sa propre halakha, Jésus invite ses interlocuteurs à prendre distance de la Tora orale (Mt 5,21 « vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens [tois archaiois] » — archaios, à distinguer de presbuteros, désigne dans le contexte de la controverse rabbinique la génération de l'Exode) qui prétendait interpréter la Tora écrite :
- Mt 5,21 (cf. Ex 21,12 ; Lv 24,17) ; Mt 5,27 (cf. Ex 20,14 ; Dt 5,18) ; Mt 5,31 (cf. Dt 24,1-4) ; Mt 5,33 (cf. Ex 20,7 ; Lv 19,12 ; Nb 30,3 ; Dt 23,22) ; Mt 5,38 (cf. Ex 21,24 ; Lv 24,20 ; Dt 19,21) ; Mt 5,43 (cf. Lv 19,18).
C'est donc bien une compétition d'autorités scribales qui se déploie (→Autorité de Jésus durant son ministère).
... Comme Dieu parle : dialectique entre parole humaine et parole divine
En plaçant son idéal scribal dans la bouche de Jésus lui-même en Mt 13,52, le premier évangéliste avait d'illustres prédécesseurs : les scribes-auteurs du Deutéronome, avaient autorisé leur propre pratique d'une façon tout à fait semblable, en présentant le Dieu d’Israël et Moïse son médiateur comme des scribes.
- Dieu lui-même est une espèce de scribe céleste (les Dix Paroles sont données en deux temps, Dieu ou Moïse faisant une sorte de « double » à la manière des scribes orientaux), au point que le texte massorétique laisse planer l'ambigüité sur l'identité du scripteur des tables de la loi, Moïse (Dt 31,9) ou Dieu (Dt 5,22 puis Dt 10,4).
- Du coup, et comme en retour, la parole de Moïse s'irrise de traits divins : elle a une dimension cosmique (cf. Dt 32,2 ; Ps 147,15-2) et le livre dans lequel elle se condense devient parole de vie (Dt 32,47). Ce sont deux caractères parachevés dans la parole de Jésus (→Typologie mosaïque de Jésus: « Jésus accomplit l’économie mosaïque du livre »)
La double dialectique de l'oral et de l'écrit, de l'humain et du divin est ressaisie par Jésus dans la dialectique entre sa parole et les textes de Moïse : Jn 5,47 : « si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croirez-vous à mes paroles ? »
Conclusion : types scribaux de Jésus
Dès l'Ancien Testament, il y a scribe et scribe. Certes, les scribes peuvent faire figure de parasites sociaux (Na 3,17) ; le prophète est parfois obligé d’élever sa parole vive contre leurs écrits morts et mensongers qui prétendent accaparer la Loi (Jr 8,8). Cependant, ils ont aussi bien d'autres visages :
- Celui de Moïse, scribe par excellence, en qui se concentrent toutes les qualités de législateur, sage, prophète, visionnaire, prêtre, politique qu'on vient de rappeler.
- La bataille s’engage parfois entre scribe prophétique (Baruch, en Jr 36,4) et scribe politique (Šāpān et ses descendants, en Jr 36,10-11) autour de paroles incorporées dans un livre qu’on supplicie (Jr 36,10-12.32 ; 37,15).
- Le scribe sage bénéficie de l’infusion directe de l’intelligence (Si 39,6) des mystères historiques, prophétiques ou sapientiaux (Si 39,1-3.7).
- Le scribe apocalyptique trouve dans les Écritures (Dn 9,2) ou scelle dans ses écrits les desseins mystérieux de Dieu pour la fin des temps, auxquels lui-même ne comprend goutte (cf. Dn 12,4) ; →4 Esd. ; →2 Bar.; →1 Hén.). →Apocalyptique (littérature —)
- Le scribe céleste, son écritoire (et non pas des instruments de destruction comme ceux qui l’entourent) en main, protège du fléau les habitants justes de Jérusalem en écrivant une croix sur leur front (Ez 9,2-4.11).
Ces figures positives de scribes sont autant de types du Christ enseignant, prophétisant, contredit, bafoué, sauveur. À la toute fin du Nouveau Testament (Ap 22,12-19), c'est un Jésus scribe céleste et Pantocrator, véritable auteur (Ap 1,1-3), ouvreur et lecteur du livre (Ap 5,1-9), que confesse le lecteur.