Aussitôt l'écriture apparue, aux alentours de 3300 av. J.-C., les scribes occupèrent une place centrale dans les sociétés antiques.
1 — Origines et constantes : du technocrate de l’écrit au sage
Les écrivains professionnels exerçaient un monopole sur la tradition écrite en Égypte et en Mésopotamie, où écrire supposait un long apprentissage de systèmes pictogrammatiques complexes. Ils devenaient en même temps spécialistes d’astronomie, de magie et d’oracles.
Technocrates
Ils commençaient donc par une longue initiation : quatre ans de propédeutique avant l’apprentissage proprement dit, ponctués de châtiments corporels et de menaces de relégation à un travail plus manuel. Aussi forment-ils finalement une catégorie sociale fière de ses privilèges.
- En témoigne l’antithèse entre tous les métiers manuels et le sage scribe en Si 38,24-39,11.
- Un des six plus hauts fonctionnaires du royaume de David et de Salomon est « le scribe » (2S 8,16-17 ; 20,23-25 ; cf. 1R 4,2-6). Sous Joas, le scribe royal est un ministre de haut rang (2R 12,11) secondant le grand prêtre pour la comptabilité du Temple.
- Les scribes font aussi office de notaires, rédigeant toutes sortes d'actes juridiques (Jr 32,9-12).
Même si l’invention de l’alphabet permet à qui le veut d’apprendre à écrire et si, dès l’ancien Israël, on peut observer une certaine démocratisation de l’écriture par rapport aux civilisations voisines, le scribe demeure le principal détenteur de l’écriture au 1er s. : il continue à gagner sa vie dans la rue ou dans les offices administratifs, commerces, affaires juridiques et familiales.
Sages
Être scribe est avant tout un savoir-faire, un métier artisanal parmi les autres. Il suppose des règles, des maximes, une science pratique des divers cas possibles. En hébreu, cette science est ce qui fut d'abord désigné par le terme de ḥokmâ « sagesse » :
- l'habileté des artisans constructeurs d’objets pour la Tente (Ex 35,30-35) ;
- le savoir-faire des maîtresses de maisons, p. ex. des femmes qui fabriquent des vêtements (Ex 35,26), ce qui put servir de métaphore pour la composition littéraire dans la tradition orale, dont le texte mémorisable est comparable à un beau tissage (cf. textus en latin, « texte », dérivé de texere « tisser ») ;
- par extension de sens, il exista des « sages » en politique et en diplomatie (Gn 41,8 ; Dn 2,12-13) : Salomon devint ainsi le type même du roi-sage.
2 — Évolution en Israël : du technicien sage à l’expert en Écritures
Étant donné que leur tâche principale dans les cercles juifs est de copier les Écritures, les scribes deviennent aussi les principaux interprètes de l’Écriture. L’origine des scribes versés dans la Loi remonte à l’Exil à Babylone : privés de liturgie, ils relisent et mettent en forme les traditions qui fondent leur identité.
Durant l'Exil
Le passage s’opère vers le 5e s. av. J.-C. : Ézéchiel est encore prêtre-prophète, tandis qu’Esdras (d’abord haut fonctionnaire dans les rouages gouvernementaux de la cour des Achéménides) est le premier prêtre-scribe (Ne 8,9) engageant le peuple à renouveler l’alliance selon sa lettre et indiquant les normes de comportement (Esd 7,25-26 ; 9,1-10,17 ; Ne 8).
Après le retour d’Exil
Dans la tradition des livres d’Esdras et de Néhémie, Esdras apparaît comme une sorte d’érudit, maître ès Loi de Moïse, et même comme prêtre (mais non grand prêtre), avec une grande influence sur la communauté de Jérusalem. Ce prestige plus ou moins mythique est corrélatif de la canonisation progressive d’un corps d’écrits regroupés sous le nom de Moïse. Esd 7,12 nomme Esdras le « scribe de la Loi du Dieu du ciel ».
En effet, dans le cadre de la restauration théocratique (dont la condition est l'observation scrupuleuse de la Loi pour ne plus encourir le châtiment divin), la puissance des scribes devient très grande : certains étaient les savants du temps, expliquant la Tora aux autres. La primauté donnée au texte de la Loi fait peu à peu du scribe le type même de l’homme de sagesse. Il devient conseiller des tribunaux, des juges et des enseignants, et forme avec ses collègues une classe et une tradition scolaires d’enseignement du droit jouissant d’une grande considération.
Époque hellénistique
Au 3e s. av. J.-C., sous la domination des Lagides d’Égypte, la situation des scribes « d’Israël » se modifia. Ptolémée II Philadelphe (283-246 av. J.-C.) opéra une réforme de l’administration qui accrut la demande de scribes à Jérusalem et ailleurs en Juda. C’est vers la même époque qu’apparut, dans la littérature apocalyptique, une figure sublimée du scribe.
- Plusieurs passages des Livres d’Hénoch et de livres apparentés (p. ex. le Livre des Géants) mettent en scène Hénoch « scribe de (la) justice » ou « scribe de rectitude ».
- →11QPsa : Ce rouleau qui présente de nombreux psaumes — bibliques ou non — associe ḥākām « sage » et sôpēr « scribe » dans un passage sur David, poète et « prophète » présenté comme l’auteur « inspiré » de l’ensemble. C’est la seule mention de sôpēr dans les mss. de la mer Morte. C’est peut-être le signe que l’image du scribe est alors détachée des fonctions administratives et techniques et rapprochée de celles qui ont trait plus directement à l’interprétation du texte sacré.
- On retrouve des « scribes » dans les livres des Maccabées. En 2M 6,18, le vieil Éléazar, qui meurt plutôt que de trahir la Loi, est nommé grammateus (nom également donné à des officiers, des diplomates et à d’autres agents selon l’usage gréco-romain).
- Au début du 2e s. av J.-C., après des décennies d’influence hellénistique, Ben Sira, voyageur, homme de culture, amoureux de la Loi, apologiste de la tradition d’Israël, se fait pédagogue de la jeunesse dorée de Jérusalem. En Si 38-39, il peint un portrait élitiste du scribe (Si 38,24 grammateus), sage qui « donne peu à l'action » (Si 38,24), « applique son âme et médite sur la Loi du Très-Haut » (Si 39,1) et « publiera l'instruction (paideia) de son enseignement » (Si 39,8), en très fort contraste avec tous les travailleurs manuels : rivés à leurs affaires jusque dans leur prière, ces gens n’ont accès ni à la paideia, ni aux charges publiques, ni au loisir de la contemplation.
3 — Au 1er siècle
Bureaucrates ou chefs spirituels ?
Dans la diaspora
Philon n’emploie que deux fois le terme de grammateus :
- → 3 évoque les scribes administrateurs au service du préfet romain d’Égypte Flacc. ;
- → 148 les scribes fonctionnaires dans l’armée. Agr.
En Terre promise
À la fois fonctionnaires et experts en coutume et en droit (docteurs de la Loi : Lc 5,17 ; Ac 5,34), en lien étroit avec les classes dirigeantes de Jérusalem, les scribes étaient les chefs spirituels et intellectuels du judaïsme (→ 20,264), les citoyens les plus importants, honorés de titres spéciaux ( A.J.Mt 23,6-7 ; Mc 12,38-39 ; Lc 20,46). Ils vivaient surtout dans la Judée, près de la capitale (Mt 15,1 ; Mc 3,22 ; 7,1), mais il y en avait aussi en Galilée.
Techniciens de l'écrit
Ils demeuraient des techniciens dans la mesure où le marché des manuscrits était constant :
- les exemplaires détériorés ne pouvaient servir au culte et devaient être remplacés ;
- diverses pratiques de piété, comme le port de tefillin (petits cubes de cuir renfermant de petits parchemins présentant des passages de la Tora, portés au bras gauche et sur le front ; cf. Dt 6,8 ; 11,18), demandent aussi des scribes habiles pour produire de minuscules inscriptions.
Théologiens ?
Ils deviennent même des théoriciens ou des théologiens du texte comme tel. Très intéressés par le détail matériel des Écritures, conçu comme une facette de la volonté divine, ils entreprennent des révisions de la traduction G pour mieux refléter l’hébreu et mettent au point des règles strictes pour la copie des rouleaux, plus tard codifiées dans le Talmud et dans le traité Masseket Sôperîm (→Sop.).
- Au-delà de l’écriture matérielle, leur compétence est alors conçue essentiellement comme un savoir livresque. Les scribes ont à lire et scruter les Écritures (Mt 21,15-16 ; Lc 10,25-28 ; 20,17 ; cf. Mt 12,2-5 ; 19,3-8 ; Mc 12,18.24-26 ; Lc 6,2-4). Luc use des termes nomikos (« spécialiste de la Loi ») et nomodidaskalos (« maître de la Loi »), ce qui traduit un renforcement de leur autorité dans la seconde moitié du 1er s. C'est ce savoir que Paul relativise dans sa célèbre interrogation oratoire sur les sages de ce monde désemparés face à la croix (1Co 1,18-20).
- Cependant, les scribes manifestent une certaine créativité, et on trouve parmi les auteurs anonymes d’hymnes, de prophéties et d’apocalypses non seulement des prêtres et des hommes de la Loi, mais aussi des scribes et d'autres laïcs lettrés.
Chaque parti semble avoir eu ses scribes (Mt 26,57 ; Mc 2,16 ; 14,53 ; Lc 22,66 ; Ac 23,9) :
- Dans le christianisme primitif, même si des scribes deviennent les ennemis mortels de Jésus, la relation de Jésus et de l’institution scribale est ambivalente. Mt mentionne clairement l'existence de →scribes chrétiens.
- Le judaïsme rabbinique prétend avoir conservé surtout la tradition des scribes →pharisiens, bien connue des évangélistes aussi (le scribe de Mc 12,28 est un pharisien en Mt 22,34-35).
4 — Continuation dans la littérature rabbinique
Scribes
Pour la Mishna, les scribes qui vécurent avant la destruction du Temple étaient des maîtres de la Tora (auteurs de nombreuses lois) et des professionnels de l’écriture. Elle use parfois d’un autre mot que sôpēr : lîblār (transcription hébraïque du latin librarius ou libellarius « copiste »).
Sôpᵉrîm
Entre le 2e et le 7e s. ap. J.-C., les sôpᵉrîm s’intéressèrent de plus en plus à la transmission exacte des livres saints, fixant le texte massorétique, travail parachevé au 9e s. S’éloignant sémantiquement de sēper et de ses connotations de maîtrise du livre de la Loi, le terme sôpēr désigna de plus en plus les spécialistes de la lettre écrite à transmettre. C’était là raviver les connotations étymologiques de sāpar « compter » :
- →b. Qidd. 30a : Les premiers sages étaient appelés sôpᵉrîm parce qu’ils comptaient chaque lettre de la Tora.
Au 8e s., le traité →Sop. (l’un des « traités mineurs » faisant suite au Talmud) présente les règles de la copie des livres saints et de leur lecture publique (miqrâ).