La Bible en ses Traditions

Hébreu : livre, texte, langue et alphabet sacrés

Le judaïsme a toujours eu conscience de la particularité du texte biblique : sa sacralité tient à la langue dans laquelle il est écrit : l'hébreu, réputée langue de Dieu même. Même s'il doit être mis en perspective par l'histoire de la langue (→Hébreu biblique : la diversité d' une langue antique), le mythe porte de nombreuses leçons de sagesse.

Le livre de Dieu

Un Dieu scribe ...

Le texte biblique enchâsse sa propre naissance dans les livres de l'Exode et du Deutéronome. Après la sortie d’Égypte, Moïse reçoit de la main de Dieu les tables de la Loi, livre de pierre, sur lesquelles sont gravés les dix commandements divins, condensé de l'Alliance.

Dieu ayant écrit de ses propres doigts le pacte d'Alliance qui l'unit à son peuple, par contagion, c’est toute la Tora, à tous les niveaux de sa textualité, qui devient sacrée.

... qui communique Son texte...

Aussi les hommes doivent-ils lui vouer un profond respect. Dans la tradition des copistes juifs, la moindre lettre changée ou supprimée, même par inadvertance, profane la Tora et la rend caduque. Ce respect est d’autant plus nécessaire qu’après la destruction du Temple en 70, et l'impossibilité de continuer le culte sacrificiel, le judaïsme — rabbinique — se réinvente autour de ses Écritures, devenues le lieu principal de la rencontre avec Dieu. La multiplicité des copies rend inévitable l'apparition de différences, ne serait-ce que minimes, mais tout est fait pour les réduire. L'écriture est codifiée, la graphie est encadrée et doit respecter toute une série de préceptes pour n'altérer en rien le texte saint. Les premiers « massorètes » (transmetteurs de la Tora) entreprennent la fixation et la transmission d'un texte intouchable, dont il ne faut oublier aucune lettre et où ne doit figurer aucune rature. →MASSORÉTIQUE (Texte —, ou : M) ; →ORIGINEL ? (texte —, AT)

… donné dans Sa langue... 
L’hébreu, langue de la création divine, partagée à Adam

Cette langue partagée entre l'homme et Dieu est la langue adamique, la langue mère, première, originelle, celle qui a participé à la Création. Or tout cela nous est connu en hébreu. Aussi la tradition juive attribue-t-elle des qualités uniques à sa langue →Langues « bibliques ».

… écrit et prononcé dans Son alphabet... 

Qui dit « texte » et « langue », dit nécessairement « alphabet » : si le texte toraïque et la langue hébraïque sont sacrés, a fortiori l’alphabet qui leur donne d’exister ! Dans la conception usuelle du langage, lettres et chiffres sont de simples signes-outils, combinés pour permettre la communication. Au contraire, dans la tradition juive, les vingt-deux lettres-consonnes de l'alphabet hébraïque (et les phonèmes qu’elles symbolisent) sont beaucoup plus qu'une simple suite de caractères : leur combinatoire produit la Tora, toute la Tradition et même… la création.

Valeur numérique des lettres

Le poids ontologique de l'alphabet est renforcé par le fait que les lettres hébraïques servent également de chiffres, chacune ayant une valeur numérique correspondant à sa position dans l’alphabet.

Dans les traditions exégétique et mystique juives, ces correspondances entre lettres et chiffres fondent les pratiques de la →guématrie, tant juives que chrétiennes.

Valeur graphique et symbolique des lettres

La graphie même des lettres est pleine de sens et de symboles. La forme externe de chaque lettre correspond à son essence interne, c’est-à-dire spirituelle, inspirée par Dieu. Le commence avec quelques remarques sur la création. Il y a au début du livre de nombreuses discussions sur les lettres de l’alphabet, leur forme et le sens de leur nom.

La parole décrit et forme le monde céleste tout comme le monde d’en bas. Chaque mot, chaque parole recèle un sens caché, une nature secrète, une puissance ignorée. Chaque lettre est un concentré d’énergie divine.

Valeur créatrice des lettres : l’alphabet protoctiste ?

Si la langue hébraïque fut instrument de la création, il faut penser que les éléments qui la constituent précèdent la création. Ainsi les lettres de l’alphabet deviennent-elles objet de la spéculation sur →les protoctistes, entités originaires de la création. L’idée selon laquelle les lettres sont à la base de la création parcourt toute la littérature mystique, mais on la trouve dès le Talmud :

Les vingt-deux lettres de l’alphabet sont d’essence spirituelle, divine, presque des émanations de Dieu. Braises qui ont façonné la création, en incandescence perpétuelle, elles portent en elles le feu divin, Dieu lui-même. Elles sont de Dieu et renvoient à Dieu. Les lettres sont des mots et des énoncés en puissance, dès avant la création du monde terrestre. Le langage constitue un véritable univers « protocosmique ».

Un texte transmis aux hommes

La langue des langues ?

La tradition juive considère l'hébreu non seulement comme la langue originelle, du fait qu’elle fut parlée par Dieu créant le monde, mais comme la langue source en amont de toutes les autres. Dans sa première œuvre, Guet ha-Shemoth (« Divorce des noms »), Abraham Abulafia (juif espagnol de la seconde moitié du 13e s.) célèbre l’hébreu comme langue des langues, resserrant en sa structure les « 70 langues » de l’humanité :

Ce qui rend l’hébreu si saint est moins sa dimension sémantique que ses structures phonétiques, graphiques et grammaticales censées expliquer d’ailleurs la diversification des langues.

Autant dire que ces lettres-chiffres ont leur propre poids ontologique : chacune est signifiante pour elle-même, dans sa forme et dans sa valeur numérique. Dans la tradition et le mysticisme juifs, se constitue une singulière linguistique spirituelle, sacrée et efficiente, à l’arrière plan d’ailleurs de toute autre langue :

Par la combinatoire qu’il permet, il est même un moyen de révélation : c’est elle qui est mise en œuvre par Dieu dans la prophétie.

Les mystiques s’efforcent d’approcher de cette langue parfaite par diverses pratiques, qui forment en quelque sorte le « tronc commun » de la kabbale.

Au fondement d’une mystique, la kabbale
Dénominateur commun

La tradition juive met en l’œuvre l’ontologie de la langue hébaïque dans une série de pratiques ascétiques et mystiques qui constituent les divers courants de la kabbale. Au-delà de leurs systèmes divers, le facteur commun des kabbalistes est leur attention soutenue aux structures de l’hébreu comme tel. Ils en détaillent en particulier : les consonnes, les voyelles ainsi que les différents principes combinatoires.

Il existe une kabbale du langage qui consiste en une somme de spéculations sur l’écriture et la prononciation des lettres hébraïques, appliquées surtout dans diverses combinaisons. C’est ce dont traitent les œuvres d’Abraham Abulafia ou de Joseph Gikatilla (juif espagnol,  1248 - post 1305).

Travaux écrits

Abraham Abulafia fait de l’écriture, de la prononciation et de la combinaison des lettres une voie d’accès à la prophétie. Chaque lettre a une énergie, un sens, une vitalité qui lui est propre. La combinaison rend possible la création de nouvelles énergies, tout comme le mouvement des lettres a engendré la création.

L’élève d’abord pratique l’art combinatoire par écrit, en écrivant des combinaisons de lettres associant chacune des consonnes avec chaque voyelle. Abulafia précise qu’il n’y a pas besoin d’écrire de véritables mots qui donnent du sens. Il suffit de manipuler les lettres, de les intervertir, leur donner une position puis une autre.

Exercices mentaux

Une fois appliqué et aguerri, l’élève peut pratiquer la combinaison mentalement, en pensée. Par la combinaison des lettres et donc des énergies qu’elles symbolisent, celui qui médite - car il s'agit d'une vraie méthode de méditation imposant certaines positions physiques et des moments réguliers et prévus de respiration -, rentre en extase (kabbale extatique), véritable ravissement de l’âme qui s’écarte des réalités sensibles pour s’approcher des réalités éternelles et divines, dans lesquelles il s’approche de Dieu et de lui-même comme prophète. Par le mouvement des lettres, l’homme se purifie. Il ressent dans son être (monde microcosmique) toute la force, l’élan vital du monde macrocosmique. Ce stade de méditation se pratique en permutant les lettres des mots sacrés. La dernière étape de la méditation méthodique d’Abulafia est de prononcer le tétragramme en vocalisant chacune de ses lettres avec aleph en utilisant à la suite les cinq voyelles

Celui qui médite rentre alors en pleine communion avec la divinité, tout cela grâce aux lettres qu’il a d’abord écrites et écrites sans cesser de les interchanger, puis en les permutant mentalement, dans son intimité la plus profonde. L'art combinatoire constitue une technique qui permet d'accéder à la révélation divine dont elle est le vecteur.

CONCLUSION en forme de contrepoint : écrit de Dieu mais main de Moïse, le judaïsme entre littéralisme et herméneutique

Cependant, Moïse brisa ces tables lorsque, descendu du Sinaï, il trouva le peuple adorant le veau d'or. Il taille alors de nouvelles tables de pierre. Or la grammaire est délibérément ambiguë : cf. →Langues « bibliques » L'enseignement de la Bible et des communauté d'inspiration biblique sur les langues est nuancé. Nonobstant les assertions deutéronomistes (cf. Dt 5,22), lors du second don (en Ex 34,27) c'est soit Dieu, soit Moïse lui-même, qui grave les commandements.

La Tora est désormais parole et écriture humaine, mais pratiquées dans le souvenir de la première graphie divine à jamais perdue. Cet écart fonde à la fois l’amour de la lettre qui fera de la tradition juive, jusqu’à nos jours, un véritable littéralisme, et le goût pour l’interprétation qui fera des intellectuels juifs, jusqu’à nos jours, les grands champions de l’art d’interpréter. Quant au chrétien, il décèle, admiratif, la dialectique théandrique qui serait déployée plus tard pour exprimer l’incarnation du Verbe qui commence, déjà, dans son incorporation à la Tora, corps de texte nécessairement humain.