La Bible en ses Traditions

Langues « bibliques »

On a longtemps simplifié la stratification des langues bibliques : la couche la plus originelle était l’hébreu (massorétique); il y avait  ensuite eu les traductions grecques juives alexandrines, si importantes pour le christianisme naissant, les autres versions anciennes (latines, syriaques, coptes, arméniennes), les versions de la Renaissance - si influentes dans notre culture moderne (King James Version en anglais, Luther Bibel en allemand) -, enfin les innombrables Bibles en langues modernes. Or, la réalité montre que pour la plupart des livres bibliques, le →texte « original » est un mirage.

La nostalgie d’une langue unique et son inspiration biblique

La nostalgie d’une langue-mère (et transhistorique) imprègne l’imaginaire humain. C'est régulièrement dans leur langue maternelle que les savants d’autrefois s’efforcèrent d’inventer ou de retrouver cette langue mythique.

Motif religieux de la langue sacrée originelle

Dans le récit biblique, la faculté de langage est (présupposée être) un don divin :

Ce langage originel, Juifs et chrétiens l’identifient pendant des siècles à l’hébreu :

Dans le mythe de Babel, la pluralité des langues apparaît comme un châtiment :

Chez les prophètes, parler une langue différente relève de la malédiction :

Inversement, parler la même langue est une bénédiction :

Hebraica veritas ?

Les prétentions de l’hébreu ont trouvé un écho durable dans le monde latin, dans le slogan de l’hebraica veritas lancé au tournant des 3e et 4ème s. par le génial traducteur de la Bible en latin que fut saint Jérôme, inspiré par Origène qui avait intégré à ses →Hexaples la révisions du texte grec sur l’hébreu par le Juif Théodotion.

Ce primat donné à la Bible hébraïque fut encore renforcé au seuil de l’ère moderne par le ralliement de la Réforme au canon hébraïque pour l’Ancien Testament.

Sacralisation par chaque confession d’une langue unique ?

La suprématie de l’hébreu n’est cependant pas universelle. Chaque communauté inspirée par la Bible a eu tendance — humaine, trop humaine ? — à déclarer sa version unique, autorisée et inspirée.

Le judaïsme alexandrin

Le judaïsme alexandrin produisit la Légende d’Aristée pour présenter la compilation de traductions grecques connue sous le nom de Septante comme un texte miraculeux, divinement inspiré et unifié malgré la pluralité des traducteurs.

La Bible hébraïque aurait été traduite en grec, au 3e s. av. J.-C., à la demande de Ptolémée II Philadelphe, roi d’Égypte, qui voulait dans sa bibliothèque d’Alexandrie un exemplaire de tous les grands textes de l’Antiquité. Selon la légende, 70 (ou 72) sages juifs, réunis en cellules séparées sur l’île de Pharos, auraient miraculeusement produit le même texte, la Bible des Septante (longtemps abrégée en LXX, aujourd’hui plutôt G selon l’usage introduit par la Biblia Hebraica Quinta).

L’Église orthodoxe

Celle-ci se réfère depuis toujours à la Septante et au texte byzantin, qui fournissent son langage théologique et liturgique : c’est cette version, non la Bible hébraïque, qui est traduite dans les diverses langues des pays orthodoxes.

Et même dans le monde latin

Paradoxalement, la traduction de Jérôme, censée magnifier l’autorité de l’hébreu, a fini par s’imposer comme la bonne, à la suite d’une mécompréhension du décret disciplinaire du concile de Trente en 1546. Ce dernier déclarait que la Vulgate ferait pour les textes disputés autorité chez les catholiques. Cette décision fut interprétée comme une reconnaissance de la Vulgate comme texte inspiré des catholiques, et il fallut la finesse de Pie XII en 1943 (Divino afflante Spiritu 24-26) pour la replacer dans ses limites juridiques, non scientifiques, et rendre tous ses droits à l’étude des diverses versions.

Illusion scientifique du texte originel

Le mythe de l’hébreu langue originelle, battu en brèche dès le milieu du 17e s. par Marcus Zuerius Bonxhorn, dit Boxhorniusdans sonOriginum Gallicarum Liber cui addititum fuit Lexicon antiquae Linguae Britannicae, Britannico-Latinum (Amsterdam, 1654), fut définitivement abandonné avec Leibniz et sa Brevis designatio meditationum de originibus gentium ductis potissimum ex indicio linguarum (Berlin, 1710). On n'abandonna pas pour autant la volonté de contôler le texte : désormais, et de plus en plus, ce furent les universitaires qui l'exercèrent.

La diversité linguistique dans la Bible

→L'hébreu biblique est divers

La Bible hébraïque elle-même connaît une certaine diversité de versions

Vers la fin du 1er s. av. J.-C., les savants juifs établissent un type de texte biblique (« proto-massorétique »), reçu par la Synagogue vers la fin du 1er s. de notre ère et définitivement fixé entre les 6e et 9e s. par les Massorètes au moyen de signes diacritiques (voyelles et ponctuations). Avant qu’il ne fût vocalisé (seulement entre les 6e et 9e s.), le texte hébreu était très polysémique : de simples différences de vocalisation expliquent nombre de différences entre le texte hébreu massorétique et les traductions réalisées quelques siècles plus tôt en grec ou en araméen.

Le témoignage des anciennes traductions grecques

Le slogan de l’hebraica veritas de Jérôme, à l’articulation des 4e et 5e s. ap. J.-C., fut en réalité révolutionnaire dans l’attitude chrétienne antique face aux Écritures.

Avant lui, le texte des Septante avait encore plus d’autorité que le texte hébraïque, non seulement chez les chrétiens, mais aussi chez les Juifs hellénistiques. L’ensemble des Écritures juives a été traduit (probablement entre la fin du 3e s. av. et le début du 2e s. après J.-C.). Jérôme ne savait pas qu’en bien des cas, la Septante témoigne d’un texte hébreu plus ancien que le texte des rabbins qui le formaient, marqué par diverses inflexions anti-messianiques qui sont mieux connues de nos jours.

La découverte de la bibliothèque de Qumran

Grâce aux textes de Qumran, il a été possible de remonter de treize siècles dans la connaissance de l’histoire du texte biblique, à travers les vestiges de 200 manuscrits bibliques (sur près de 600 en tout) présentant tous les livres bibliques (hormis Qo et Est). Si quarante pour cent de ces textes correspondent au futur texte massorétique, le reste a confirmé le soupçon de simplification abusive que des sources plus modestes comme la Geniza du Caire avaient soulevé contre la représentation ancienne de l’histoire du texte biblique. L’antiquité juive avait bien connu divers textes, hébraïques ou autres, de la Bible : des formes textuelles hébraïques qui avaient été traduites en grec à Alexandrie était encore en circulation à cette époque.

Cette diversité des textes hébraïques anciens est confirmée par le Pentateuque samaritain

Cette communauté religieuse se reclamait d'une ascendance israélite légitime (Ephraïm et Manassé) restée sur place pendant que les Judéens subissaient l’humiliation de l’Exil, et symétriquement diabolisés comme des immigrés par les Judéens de retour, au point de ne plus se considérer comme un seul peuple après les ruptures de 520 (reconstruction du temple de Jérusalem par les Judéens exclusifs) ou 330 av. J.-C. (reconstruction d’un temple samaritain à Sichem).

La différence la plus importante entre cette version des Israélites « du pays » et la version hébraïque promue par les descendants des exilés est l’identification du mont Garizim — et non du temple de Jérusalem — comme lieu saint. Mais sur les quelques 6000 variantes de la Tora en hébreu, 2000 sont communes avec la Septante. Beaucoup sont confirmées par les manuscrits de la mer Morte, et dévoilent l’existence de versions diverses des rouleaux bibliques, probablement liées aux diverses prétentions à gouverner la religion chez les divers groupes qui les produisaient.

La Bible est écrite en plusieurs langues

La Bible établit une continuité du texte au commentaire, doublée d’une continuité de la langue hiératique à la langue d’usage. Les scribes transmettant le texte sacré ont parfois intégré des explications midrashique au texte lui-même. Certains corpus procèdent par réécriture des autres (p. ex. Ch et R).

Araméen
Grec
La Bible est une polyphonie, pas une mélodie

Plus on se rapproche de l’origine présumée, plus les variantes sont nombreuses et significatives.

L’enseignement de la Bible et des communautés d’inspiration biblique sur les langues est nuancé  

La Bible hébraïque elle-même présente une critique éthique (prophétique) du désir — humain, trop humain — de langue originelle unique.

  Même la Bible en grec est diverse et les Pères le savent pertinemment :

Et dans le monde latin, le gouvernement ecclésiastique a eu soin de canoniser les livres, non les textes ni les versions :

La Bible produit ou promulgue des langues

La Bible hébraïque sait que l’unique parole de Dieu produit une pluralité de paroles humaines.
Selon le canon chrétien : la Pentecôte n’est pas le contraire, mais l’inverse de Babel

Dans le récit néotestamentaire de la Pentecôte, qui inverse la malédiction de Babel, le miracle n’est pas que soit restaurée une seule langue, mais au contraire que chacun entende en sa propre langue ce que Dieu dit à travers le dialecte de quelques Galiléens. Ce qui trouble les témoins selon le récit (Ac 2,6), c’est que diversité ne rime plus avec adversité, mais avec compréhension. Ils disent dans leur patois la manifestation du Langage divin — Dabar, Logos, Verbum — incarné, mort et ressuscité, dans l’existence humaine de Jésus de Nazareth : en lui le Langage divin a pris des organes phonatoires et a parlé dans une (des ?) langue(s ?) donnée(s) : « hébreu » (ou araméen), grec et latin. Soudain, le mythe se réalisait : le langage divin, à partir de son point d’émergence dans l’idiolecte d’un Galiléen du 1er s., pouvait se dire en toutes langues humaines.

Toute langue devient potentiellement biblique.

En conséquence, les chrétiens traduisent d’emblée et, ce faisant, inventent ou reconfigurent des langues. La Bible, en s’intégrant à diverses cultures, modifie leur langage : elle modèle ainsi une diction et une vision du monde.

Le mouvements est catalysé par l’invention de l’imprimerie va permettre l’extension des traductions.

Devant une histoire  aussi riche, c'est la question même de la →traduction biblique qui mérite d'être posée.