Dans le monde antique, le →nom renvoie à l'essence même de la chose ou de la personne qu'il désigne. Le nom divin fait l'objet d'intenses spéculations dans les Écritures et de pratiques dévotionnelles autour du →tétragramme YHWH chez les scribes hébreux. Celles-ci se continuent dans la dévotion précoce au →nom de Jésus et dans la discipline primitive des →nomina sacra, auxquels ressortissent staurogrammes et christogrammes.
1 — Taw
Le taw protecteur d’Ez 9,4, qui s’écrivait peut-être comme une croix en paléo-hébreu (cf. le phénicien et les monnaies hasmonéennes), a pu être compris par les premiers Juifs devenus disciples de Jésus comme une préfiguration de la croix ou du Crucifié :
- La signation baptismale en forme de croix/taw, signe de rassemblement des élus et des sauvés, est peut-être évoquée en 2Co 1,22 ; Ep 1,13 ; 4,30 (le baptême est donné « en son nom » : Ac 2,38 ; 8,16 ; 10,48 ; 19,5 ; cf. 1Co 1,13-15) : graphiquement, le taw archaïque est semblable à la première lettre de Χριστός Christos.
- Les croix sur les ossuaires « judéo-chrétiens » du mont des Oliviers (avant 135 ap. J.-C.) pourraient relever de la même exégèse (ou il s’agit de simples marques de tailleurs et de graveurs de pierre, permettant d’ajuster boîte et couvercle).
- →Barn. 9,8 « Il dit en effet : "Et Abraham circoncit parmi les gens de sa maison dix-huit et trois cents hommes" (Gn 14,14 ; 17,23-27). Quelle est donc la connaissance qui lui fut accordée ? Notez qu’il mentionne en premier les dix-huit, puis, en les distinguant, les trois cents. Dix-huit s’écrit : I (dix) H (huit). Vous avez là : IH(σους)-Jésus. Et comme la croix en forme de T devait apporter la grâce, il mentionne aussi les trois cents (= T). Il désigne donc manifestement Jésus par les deux premières lettres, et la croix par la troisième » (cf. → Marc. 3,22,5-6).
Au cours du 3e s. l’usage du T grec comme symbole de la croix est bien attesté :
- dans les catacombes romaines : on le trouve parfois inséré, en lettre plus grande, au milieu du nom des défunts ;
- sur une inscription ichthus dans les catacombes de Saint-Sébastien à Rome (entre 125 et 275) ;
- sur des gemmes chrétiennes du British Museum : une présente le T, planté sur un poisson, un oiseau perché sur sa branche, le tout formant ancre ; une autre représente le T comme partie supérieure d’une ancre, perchoir d’un oiseau et mât d’un navire — symboles de l’espérance, de l’âme et de l’Église.
La pratique se continue au Moyen Âge :
- → Latran IV (PL 217,676-678) rappelle l’importance du T (tau) grec dans l’histoire hébraïque depuis Ézéchiel, et y voit une prophétie de renouveau dans l’Église. Il honore le tau comme formam crucis, l’élevant au statut de sacramental, continuant ainsi une tradition très ancienne.
- Dans les années suivantes, les franciscains développèrent cette mystique, l’étendant au pronom personnel te latin (« tu », « vous ») — ou à son homophone français — et recherchant dans leur triple répétition au cœur de compositions poétiques, telles le Cantico delle creature, une représentation graphique des croix du Calvaire.
2 — TP, Tau-rhô, staurogramme (⳨)
Le tau-rhô, ou staurogramme, est un nomen sacrum très singulier qui aide à comprendre le fonctionnement de ces symboles.
Origine
Le symbole, dont l'existence précède le christianisme, fut approprié rapidement par les scribes qui en firent un christogramme (alors qu’il ne se réfère pas directement au nom de Jésus).
- C’est l’un des symboles graphiques chrétiens les plus anciens, présent sur les papyri chrétiens produits entre 175 et 220. Il apparaît dans plusieurs papyri néotestamentaires. Le staurogramme y remplace le terme stauros (« croix ») et plusieurs de ses variables, notamment le verbe « crucifier » et le nom « le Crucifié ».
Manuscrit P66, (écriture grecque à l'encre sur papyrus, 2e-3e s.), papyrus néotestamentaire, P.Bodmer II (PB 2), page 141
Fondation Martin Bodmer→, Genève, Suisse
D.R. Martin Bodmer Foundation, Bodmer Lab Digitization→ © CC BY-NC 4.0, Jn 19-15-20
P Bodmer 2 comprend 75 folios de papyrus identifiables et de très nombreux fragments. La disposition est en colonne unique de 25 lignes.
Manuscrit P 66, (écriture grecque à l'encre sur papyrus, 2e-3e s.), page 141
D.R. Martin Bodmer Foundation, Bodmer Lab Digitization→ © CC BY-NC 4.0 Jn 19-15-20
Restitution du texte grec soulignant la présence des staurogrammes.
manuscrit P66, (écriture grecque à l'encre sur papyrus, 2e-3e s), papyrus néotestamentaire, P.Bodmer II (PB 2), page 141
D.R. Martin Bodmer Foundation, Bodmer Lab Digitization→ © CC BY-NC 4.0 , Jn 19-15-20
Cette traduction française du passage met en valeur la présence des staurogrammes.
- Le tau-rhô qui se retrouve encore, flanqué d’alpha et omega, dans la décoration du baptistère de San Giovanni à Naples (5e s.) ne dérive pas du chi-rhô, qui, lui, connaît son plein succès comme symbole chrétien à partir des 4e-5e s.
Christogramme orné de l'alpha et de l'oméga, (mosaïque, ca. 390), plafond du Baptistère de San Giovanni in Fonte (Naples, Italie)
Domaine public→ © CC BY 3.0
Le premier crucifix
Le signe devient un support visuel à la méditation sur la mort du Christ. Son apparence, rendue par contraction graphique, ne se contente pas de signifier la croix, elle l’évoque visuellement : le tau (T) rappelle la traverse de la croix, alors que la verticalité de la hampe du rhô (P) et la protubérance de sa panse anthropomorphisent la lettre pour évoquer le Crucifié.
La méditation sur la croix et le Crucifié n’a plus seulement pour support un mot (même réduit à la ligature de graphèmes) mais un signe cruciforme, peut-être le plus ancien motif iconographique légué par l'Église. Cette forme agit comme un pictogramme, phénomène hybride (forme et graphie, visuel et textuel) qui évoque moins l’instrument du supplice que la mort de Jésus Christ.
3 — XP, chi-rhô, christogramme (☧), symbole aux confins du religieux et du politique
Le christogramme, composé des lettres grecques chi (Χ) et rhô (Ρ) de Christos (χριστός), symbolise le nom du Christ. Le caractère est préchrétien, mais après la vision d'un chrisme par Constantin la veille de la bataille contre Maxence au pont Milvius en 312, suivie de la conversion de l'empereur et de l’édit de Milan en 313, son usage se répand.
- Signe apposé au christianisme devenu religion de l’empire (religio Romana), il orne les boucliers des légions et le labarum, l’étendard sur lequel Constantin fait figurer le chi-rhô.
- Le chi-rhô devient ensuite un symbole de l'universalité du christianisme par l’instrument étatique romain : il couvre les instruments de pouvoir (l'étendard, les monuments civiles et religieux, l'imagerie officielle, etc.) et se répand dans l’empire par les monnaies.
- Le labarum (avec le chi-rhô) continue à figurer sur les portraits impériaux. Le Christ victorieux est ainsi étroitement lié à la personne de l'empereur.
4 — Concentrés de christologie
Staurogramme et pictogramme synthétisent le pouvoir salvateur du nom de « Jésus » et témoignent d’une christologie déployée depuis avant la création du monde (Jn 17,5.24), pendant sur la période de l’Ancien Testament (Jn 1,1-3 ; 12,41) et durant la vie du Logos incarné en Jésus Christ (Jn 1,14).
- Ils sont des signaux lumineux dressés pour les nations venues s'intégrer dans l’Église (cf. Jn 8,12 ; 9,5 « Je suis la lumière du monde »).
- Ils s’accompagnent de l’Alpha et de l’Omega (Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13 « Je suis l’Alpha et l’Omega ») et se trouvent insérés dans une couronne triomphale.
Médaillon figurant Constantin avec un chrisme sur le casque, avers, (argent, 315), Ticinum (Pavie) ou Rome
Munich, Staatliche Münzsammlung
Domaine public→ © CC BY-SA 3.0
- Ils accompagnent en conséquence les chrétiens nés au nom de Jésus Christ (les baptisés) et leur offre la promesse de la résurrection par la présence sur les plaques votives, funéraires et les fronts de sarcophages.
Sarcophage chrétien, (Sculpture en ronde-bosse sur marbre, 6e s.), 212 × 76 × 53 cm, découvert à Notre-Dame de Soissons
Musée du Louvre, Denon, rez-de-chaussée, salle 28 — MR 886
Domaine public→ © CC BY-SA 4.0
bague portant le christogramme Chi-Rho, (argent, ca. 300-400), découverte sur un site funéraire chrétien
Musée Gallo-Romain de Tongres, Belgique — 82.H.1
Domaine public→ © CC0 1.0
5 — Autres christogrammes remarquables
IX (iota-chi) et XI (chi-iota)
Ce monogramme est très répandu dans le monde impérial chrétien pendant la période constantinienne et adopte les mêmes procédés iconographiques que le chi-rhô. Il contracte le I (iota) pour Ἰησοῦς (Jésus) et le X (chi) pour Χριστός (Christ).
IH (iota-êta) et HI (êta-iota)
Le iota-êta associe les deux premières lettres de Ἰησοῦς. Il est plus connu sous sa forme de trigramme intégrant la lettre S : IHS et IHC, iota-êta-sigma (le sigma étant représenté par les lettres latines S ou C). JHS et et JHC sont d'autres variantes.
IC (iota-sigma) et XC (chi-sigma)
Ces christogrammes représentent les premières et dernières lettres de « Jésus » (ΙΗϹΟΥϹ) et de « Christ » (ΧΡΙϹΤΟϹ). Familiers dans le monde grec, ils sont très répandus sur les icônes peintes. Les lettres sont parfois agencées au-dessus de la traverse d’une croix grecque, en surplomb des lettres NI-KA (« victoire »).
