La sacralisation du nom de Jésus dans le christianisme primitif, devenu l’équivalent de celui de Dieu, suggère un culte précoce de Jésus. En effet, les scribes chrétiens, qui rédigent en grec, appliquent au nom de Jésus l’estime qu’avaient les scribes hébreux pour le →tétragramme. L’usage des →christogrammes, avant même la période constantinienne et la diffusion du graphisme chi-rhô à des fins d'unification politico-religieuse, reflète l'adoration rendue au Christ dès les époques les plus anciennes. Cet usage prolonge l’expérience juive du →nom, en particulier du →Nom divin.
Origine du nom « Jésus » en hébreu
Le nom hébreu « Yeshua » ישוע écrit avec les lettres yod - shin - waw - `ayin de l'alphabet hébreu se trouve dans l'hébreu de l'Ancien Testament en Esd 2,2.6.36.40 ; 3,2.8-10.18 ; 4,3 ; 8,33 ; Ne 3,19 ; 7,7.11.39.43 ; 8,7.17 ; 9,4-5 ; 11,26 ; 12,1.7-8.10.24.26 ; 1Ch 24,11 ; et 2Ch 31,15 (et aussi en araméen en Esd 5,2).
Traductions du nom « Jésus / Josué »
Le nom donné à Jésus (via une révélation angélique) par Joseph en Mt 1,21.25 et par Marie en Lc 1,31, Iêsous, est la version grecque de Josué. Mt 1,21 présente un jeu étymologique sur le nom même de Jésus, qui ne peut être compris qu'en hébreu : « Et elle enfantera un fils et tu l'appelleras du nom de "Jésus", car lui-même sauvera son peuple de ses péchés. »
Étymologie du jeu de mots matthéen
- Le verbe hébreu yš‘, sauver (qu'on retrouve dans les conjugaisons niphal et hiphil) présentait à l'origine une racine primitive wš‘.
- C'est cette initiale que l'on retrouve dans le nom de Josué/Jésus fils de Nun, homonyme du Christ (→Jésus avant Jésus : homonymes de Jésus dans l'AT). Celui-ci s'appelait primitivement « Osée », en hébreu Hôšéa‘, infinitif hiphil du verbe « sauver », signifiant donc [YHWH] sauve (avec YHWH sous-entendu). Nb 13,16 ajoute ensuite un yod à Hôšéa‘ pour le transformer en « Josué », Yᵉhôšūa‘, où le waw de YHW est à la fois troisième lettre du tétragramme YHWH et la première radicale du verbe yš‘ (YᵉHWšūa').
Prolongements philologiques
Toutefois, cette nouvelle vocalisation ne correspond plus au hiphil et ressemble davantage à un substantif yᵉšû‘â « salut » (Jean-Marie , Le Nom de Josué-Jésus en hébreu et en arabe, Paris : Outre-part, 2002). Suivant cette interprétation, plusieurs idées de traduction du nom de Josué-Jésus ont été proposées :
- Olivier et Raymond , Dictionnaire des noms propres de la Bible, Paris : Cerf, 1978 : Josué signifie Yah est généreux, [...] noble, magnanime » (214, 354).
- René šūa‘ est un substantif et le prénom se traduit donc : YHWH Sauveur (124-125 n. 4). , Structure et théologie de Luc I-II (Études bibliques 42), Paris : Gabalda, 1957 :
- Selon d'autre chercheurs, le substantif šūa‘ signifierait un cri à l'aide lancé par quelqu'un qui demande d'être secouru. Le nom signifierait Dieu est un cri à l'aide.
Avatars graphiques et phonétiques
On trouve diverses graphies et vocalisations du nom dans la tradition manuscrite :
Yehoshua
C'est le nom hébreu théophore le plus ancien, il apparaît 218 fois dans la Bible hébraïque.
- La graphie hébraïque déjà mentionnée de Josué-Jésus en Nb 13,16 est Yᵉhôšūa‘ / YᵉHWšūa'.
- En Dt 3,21 et Jg 2,7, le nom de Josué est écrit Yhwšw‘, vocalisé Yᵉhôšûa‘.
- 2R 23,8 écrit Yhwš‘ et vocalise Yᵉhôšūa‘.
- 4QpaleoExodusm (= 4Q22), col. 17 ll. 23, 30, lit Yhšw‘ en paléo-hébreu (→DJD 9,93) ;
En hébreu plus tardif, l'élément théophore Yeho- fut contracté en Yo-; p. ex. יהוחנן, Yehokhanan devint יוחנן, Yokhanan. On ne trouve cependant guère de nom où le morphème Yeho- soit devenu Ye-.
Yeshua
Cette forme apparaît cependant dans les livres tardifs du Tanakh : 1 fois pour Josué, fils de Noun, et 28 fois pour Josué le grand prêtre et d'autres prêtres ainsi prénommés (également nommés Yoshua dans 11 autres passages des livre d'Aggée et de Zacharie).
- Dès le 4e s. av. J.-C., le nom Josué-Jésus était écrit en araméen Yšw‘ et prononcé Yēšûa‘ (Esd 5,2, le grand prêtre Josué), comme en hébreu.
Dans les derniers livres de la Bible hébraïque, la graphie est abrégée en Yšw‘ et vocalisée Yēšûa‘, notamment pour plusieurs homonymes de Josué-Jésus : le chef de la neuvième classe de prêtres (1Ch 24,11), l'un des six lévites sous les ordres de Qoré (2Ch 31,15), le grand prêtre (Esd 2,2) et le chef de famille apparenté à Pahat-Moab (Esd 2,6).
Yesha ?
- Une des lettres de Bar Kochba présente la graphie particulière Yš‘, d'où le waw est absent ( Frank M., « La lettre de Simon ben Kosba », Revue biblique 63 [1956] 47 n. 3).
Yeshu ?
Les résonnances étymologiques et poétiques du noms sont si fortes que les Juifs qui ne reconnaissent pas Jésus pour messie semblent avoir altéré ou du moins adopté une graphie altérée de son nom (cf. Jr 11,19) :
- →b. Sanh. 43a présente la graphie Yšw, et toute la tradition rabbinique utilise « Yéshou » sans le ‘ayin.
Ce serait un acronyme signifiant : yimach shemo ve-zichrono : que son nom et sa mémoire soient effacés. Mais Thierry , « Yeshu : un acronyme insultant ? », Judaïsme ancien / Ancient Judaism 2, (2014), 196-201 conclut son analyse en proposant que si la polémique antichrétienne juive a tiré avantage de cette élision de la consonne finale, elle n'en est cependant pas l'origine. De fait la formule d'exécration ou de damnatio memoriæ héritée de la mélédiction contre Amaleq (Dt 25,19 ; Ex 17,14), rarement ajoutée au nom de Jésus (p. ex. Genizah MS, British Museum, Or. 91842) dans la tradition écrite, est en usage dans certains milieux populaires juifs.
Les philologues chrétiens ne manquèrent donc cependant pas d'y répondre :
- → Mt 1,21 « Les Juifs ont coutume d'appeler [le Christ] non pas Comm. ev.Yhwš‘, mais Yšw, une partie d'entre eux, parce qu'ils n'entendent pas ce son, une autre partie, par dérision (irrisione) et malignité, signifiant par là que le Christ n'est pas Yhwš‘, Sauveur (servatorem), mais Iesu, parce que pour eux il semble que ce nom ne signifie rien, sinon un homme quelconque. Mais comme ils ne peuvent aisément retirer la divinité du Christ, il est beaucoup plus facile pour eux de lui enlever des syllabes. »
- Honoré-Richard ; mais par un mystère d'iniquité ils disent Issu, Iod, Schin, Vau. Ils ne se contentent pas que leurs pères aient déployé toute leur rage, leur haine et leur fureur contre la Personne Sacrée du Messie, lors qu'il conversait parmi eux, il faut encore que leurs enfants soient les héritiers de leur malice, et qu'ils tâchent d'effacer, s'il leur était possible, de la mémoire des hommes, le nom de Iesus » (1,645). , Grand dictionnaire de la Bible (Lyon: Certe, 1717) « [Les Juifs] ne prononcent plus [le nom de Jésus] Iehossuagh
Šyw ?
- Dans le Sefer Yossipon (apocryphe de Flavius Šyw au lieu de Yšw), caractéristique de certaines pratiques magiques apotropaïques : cf. Jean-Pierre , L’Évangile du Ghetto. La légende juive de Jésus du IIe au Xe siècle (L’Autre Rive), Paris : Berg International, 1984, 131. Centré sur l'histoire du Second Temple, et accentuant la fierté nationale, non la dévotion religieuse, c'est le premier livre qui subvertit la description fameuse du Serviteur « comme un mouton à l'abattoir » (Is 53,7) pour s'opposer au martyre pacifique : Matityahu y est loué pour avoir dit : « — Soyez forts et soyons fortifiés et mourons en combattant et ne mourons pas comme les moutons conduits à l'abattoir » durant la révolte des Maccabées. composé par un juif italien au 10e s., le nom « Yéshou » subit une inversion de sa première et deuxième lettres (
En résumé, la graphie du nom « Jésus-Josué » a connu des évolutions successives, de cinq (Yhwš‘) à six (Yhwšw‘) lettres en hébreu, à cinq (Yhšw‘) à Qumrân, à quatre (Yšw‘), à trois (Yš‘) sous la plume de Bar Kochba ou par mutilation (Yšw) dans les écrits rabbiniques.
Un usage sacramental
Le nom de Jésus, qui est également l'Emmanuel « Dieu avec nous » (Mt 1,23), est gros de toute sa mission rédemptrice (→Autorité de Jésus durant son ministère).
Culte du nom de Jésus
Le nom de Jésus est inséparable de sa personne : →Nom (onoma, šēm). Le nom de « Jésus » se substitue au nom de Dieu « YHWH », et synthétise toute la foi chrétienne : Ac 5,41 ; 3Jn 7 emploient le mot « nom » seul pour désigner le Christ. Le nom de Jésus est le fondement et l’objet de la prédication chrétienne (Lc 24,47 ; Ac 8,12 ; 3Jn 7). Professer la foi revient à tenir ferme le nom de Jésus (Ap 2,13 ; 3,8). Les chrétiens sont identifiés comme ceux qui invoquent le nom (Ac 9,14.21 ; 22,16 ; 1Co 1,2 ; 2Tm 2,22) et sont appelés à souffrir pour son nom (Mt 10,22 ; 24,9 ; Ac 5,41 ; 21,13 ; 1P 4,14). Celui qui invoque ce nom, c'est-à-dire qui reconnaît Jésus comme Seigneur, sera sauvé (Jn 20,31 ; Ac 2,21 ; 4,12 ; Rm 10,9). À la résurrection (Intertextualité biblique Ac 2,36b), Jésus a reçu « le Nom au-dessus de tout nom » : le nom de « Seigneur » jusqu'alors réservé à Dieu (Ph 2,9-11).
Dans le/Au/Par/Pour le nom [de Jésus]
La formule « dans le/au/par/pour le nom [de Jésus] » traduit la nouvelle économie du salut. Le baptême est réalisé « sur le nom de Jésus Christ » (Ac 2,38 epi tôᵢ onomati), ou « dans le/au nom de Jésus » (Ac 10,48 en tôᵢ onomati), ou encore « pour le nom de Jésus » (Ac 8,16 eis to onoma ; →Baptême). Chacune de ces expressions désigne un aspect particulier du rapport au nom, et donc au Christ.
- Dans le premier cas, le nom apparaît comme le fondement de la vie chrétienne sur lequel elle prend appui.
- Dans le deuxième, c’est la puissance libératrice du Christ qui est soulignée, dans/par lequel l'homme est libéré des puissances de la mort.
- Dans le troisième, le nom est le terme vers lequel le baptême fait tendre le fidèle.
Bref, c’est le résumé de la prédication du salut : « car il n'y a pas sous le ciel d'autre nom donné parmi les hommes, par lequel (en hôᵢ) il nous faut être sauvés » (Ac 4,12 ; cf. Ac 2,21). Le pardon des péchés se réalise au nom de Jésus (Ac 10,43 ; 1Jn 2,12).
L’épistolaire paulinien reprend cet usage du nom. Paul agit et parle au nom du Christ (Rm 1,5 ; 1Co 1,2.10). Toute la vie chrétienne est appelée à se réaliser « dans/par le nom (en onomati) du Seigneur Jésus » (Col 3,17), en lequel nous rendons grâce au Père (Ep 5,20).
Le nom de Jésus est puissant et sa prononciation est efficiente. Apôtres et disciples l’emploient comme s’il s’agissait de celui de Dieu (cf. Jn 1,12) :
- C’est en son nom qu’ils parlent, enseignent, agissent et accomplissent des miracles (Mt 7,22 ; Mc 9,39 ; Ac 3,6.16 ; 4,7.10.17-18.30 ; 5,28.40-41 ; cf. Ac 8,12.16 ; 9,15-16.27-28).
- Le nom de Jésus est invoqué sur la communauté chrétienne (Jc 2,7), comme l’était le nom de YHWH sur Israël.
- La puissance réelle et objective du nom de Jésus est mentionnée dans les Synoptiques : les exorcismes se font au nom de Jésus (Mt 7,22 ; Mc 16,17 ; Lc 9,49 ; 10,17 ; cf. Ac 16,18 ; 19,13.17).
- Jésus lui-même évoque la puissance de son nom (Jn 14,13-14 ; 15,16 ; 16,24.26).
Balbutiements de christologie
Une théologie du nom de Jésus se repère dans la littérature produite au sein des premières communautés.
- Déjà présente dans les Actes (Ac 4,12) et dans des écrits protochrétiens non canoniques (l’Évangile de Thomas, les Actes de Pierre), l’application de la théologie juive du nom divin s’explique par une intellectualisation de l’incarnation encore balbutiante. Jésus, après la résurrection, a une manière d'être divine, mais il n’est pas possible de l’appeler « Jésus est Dieu » dans la langue du NT (« Dieu » étant le nom personnel du Père). En l'absence de discours philosophique pour exprimer l'essence divine de Jésus, la théologie du nom établit une relation entre le Père et le Fils.
- La reconnaissance de Jésus comme Dieu, commencée dans l’Évangile selon Jn, développe cette conviction (Jn 2,23 ; 3,18).
Agissant comme une hypostase (proche de l'Esprit ou de la sagesse), le « nom » devient le support élémentaire pour concevoir l’incarnation de la transcendance divine (Mt 1,21 ; Lc 1,31 ; Jn 1,14). C’est ce phénomène que les christogrammes, et plus largement les nomina sacra, accompagnent en se faisant l’incarnation visuelle au sein de la Parole de questions christologiques.
Le « nom nouveau » de re-naissance (ou de résurrection, ou de gloire)
Existence de ce nom
Beaucoup de héros des Écritures, lorsqu'ils reçoivent leur vocation ou entrent dans une étape décisive de sa réalisation, reçoivent un nouveau nom. Il en va de même pour Jésus : entré dans la gloire par sa résurrection, il reçoit (en héritage) un Nom au-dessus de tout nom.
- Ph 2,9-10 et He 1,4 assurent que ce nom est au-dessus de tout nom (Ep 1,21 invite à comprendre « au-dessus de tout être »).
- Le nom Kurios « Seigneur » (qui paraphrase le nom de YHWH dans G) pour Jésus semble indiquer qu’il est sur le même plan que Dieu (Is 42,8).
- Ap 2,17 ; 3,12 ; 19,16 évoque son nom nouveau, connu de lui seul et de son Père, marquant avec celui du Père le front des élus (Ap 14,1).
Réticence à dévoiler le nom
L'Écriture fait une équivalence entre nom, gloire et présence et, du coup, Dieu semble souvent réticent à le révéler (Gn 32,30 ; Jg 13,17-18).
Progressif dévoilement ?
Dans la continuité du littéralisme juif antique, la tradition chrétienne s'est efforcée de mettre à jour ce nouveau nom. La lignée origénienne semble avoir connu le tétragramme enrichi du shin : YHŠWH (YeHoŠWaH) (→). Ce shin est parfois rapproché du double shin (l'un à trois branches, à droite ; l'autre à quatre branches, à gauche) sur les tefillin liés au front des Juifs priants. Attachée au siège corporel de la pensée même, la lettre pourrait ainsi désigner la nature humaine. Son insertion dans le tétragramme renverrait à la glorification de la nature humaine du Fils par le Père et dans l'Esprit (Jn 17,1-2).
, In ΠΙΠΙ, dans , Graeca fragmenta libri nominum hebraicorum, PL 23,1275-1280À la Renaissance, le pentagramme apparaît dans diverses œuvres d'art. Il est théorisé par l'humaniste Jean Reuchlin, encouragé par le pape Léon X :
- ; repris en De arte cabalistica libri tres, Hagenau : Thomas Anselm, 1517. , De Verbo mirifico, Bâle : Johannes Amerbach, 1494
Par rapport au nom YHŠW‘ (cf. 4Q22), la forme YHŠWH a remplacé la lettre ‘ayin (signifiant « œil », dont il est originairement le signe pictographique) finale par la seconde lettre du tétragramme (hé), comme en écho de l'annonce de l'invisibilité du Christ glorifié (Jn 16,16).
Également connue comme La Gloria , Le Rêve de Philippe II ou Allégorie de la Sainte Ligue, la composition représente, en écho terrestre aux anges et aux saints adorateurs du Nom au Ciel, sur la terre le roi Philippe II d'Espagne, probable commanditaire de la peinture, le pape saint Pie V et le doge Sebastiano Venier, tous trois fondateurs de la Sainte Ligue, ainsi que Don Jean d'Autriche, vainqueur de la bataille de Lépante. En bas à droite s'ouvre la bouche de l'enfer en forme de Léviathan, influencée par Jérôme Bosch. Le chromatisme reflète aussi une certaine influence de Michel-Ange sur le Gréco.