La Bible en ses Traditions

GÉNÉALOGIE

On appelle généalogie (en héb. tôlēdôt) l’expression orale ou écrite de la descendance d’une ou plusieurs personnes à partir d’un ou plusieurs ancêtres sur au moins deux ou trois générations. Dans les Écritures hébraïques, les généalogies sont concentrées en Gn, Nb, Rt, 1-2 Chr, Esd et Ne. Dans les canons chrétiens, les plus célèbres sont certainement celles de Jésus en Mt 1,1-17 ; Lc 3,23-38.

UN GENRE LITTÉRAIRE

Formes

Certaines sont linéaires (une seule personne par génération Gn 5,3-32), d’autres sont segmentées en branches (Gn 36,9-43)

La premières grandes généalogies de la Tora, celle d’Adam en Gn 5, est structurée sur un modèle strict : elle descend d’Adam vers ses descendants, signalant pout chacun :

Ce schéma est brisé seulement au début, vv. 1s (introduction), à la fin (le v. 32 ne contient que le premier élément à propos de Noé) et pour insérer d’importants commentaires (vv. 22, 24 et 29).

Le fréquent recours à des chiffres symboliques (dans la durée de vie attribuée aux personnes, ou dans le comput des générations) manifeste bien que ce genre littéraire est mobilisé à des fins didactiques précises. Ce n'est pas le seul trait à souligner :

Plasticité
Reconfigurations d’un livre à l’autre
Divergences dans un même livre ou entre les versions
Fiction

En certains cas les Écritures donnent à lire des généalogies clairement fictives.

DE MULTIPLES FONCTIONS

Les généalogies des cycles patriarcaux ne fournissent ni histoire ni chronologie, elles mobilisent du matériel littéraire pour diverses fins :

Narratives

Les généalogies linéaires permettent d’accélérer le récit en déroulant des décennies ou des siècles en quelques lignes.

Les généalogies segmentées au contraire ralentissent le rythme du récit en « faisant un sort » à des collatéraux qui ne seront pas des héros de l’histoire sainte

Étiologiques
Elles servent à dire l’histoire de l’humanité
Politiques
Elles servent à situer un clan par rapport aux autres
Elles servent à situer une nation par rapport aux autres

Gn 10,1–32  fait ainsi passer de la généalogie à la géographie. Sous la forme d'un tableau généalogique c’est la table des peuples, organisés selon des rapports historiques et géographiques :

Pour cette raison des noms de lieux sont entendus comme des noms de personnes dans certaines généalogies 

Canoniques

Les généalogies semblent aussi permettre à des écrivains postérieurs de connecter leurs compositions aux Écritures qui les précèdent. C’est spectaculaire dans les généalogies du chroniste (1Ch 1,1–9,44) :

Les listes de Ch montrent qu’à son époque (après le 4ème s. av. J.-C.), le Pentateuque a sa forme presque définitive

Théologiques

Les généalogies servent à raconter une histoire sainte pour laquelle l'élection a pour condition l'appartenance à la race d'Abraham (1Ch 1-9 ; Ne 7,4.5.61), d’où la nécessité déterminer les liens de parenté (Nb 1,18). Ainsi la généalogie de Gn 11,27–32 présente-t-elle les parents de toute le peuple des élus :

UNE IMPORTANCE NOUVELLE À LA NAISSANCE DU JUDAÏSME HISTORIQUE (EXIL ET RETOUR)

Une fonction juridique : un nouvel accent placé sur l’exactitude

« Généalogie », « lignage » se rendent en hébreu par : yiḥus (de y–ḥ–s) ; le terme n’est dans les Écritures qu’à la forme hitpaël ; le verbe hityaḥes apparaît vingt fois, toutes dans les livres postexiliques Esd, Ne et Ch. A cette époque les généalogies servirent à établir ou à autoriser des offices héréditaires :

Une préoccupation paradoxalement d’origine étrangère ?

Alors que les premiers chapitres de 1Chr montrent la fierté d’avoir pour ancêtres des héros, les généalogies sacerdotales plus contemporaines du chroniste marquent une nouvelle insistance sur la notion de « semence/descendance sainte » (Esd 9,2). Le pedigree compte plus que la piété, le charisme ou la sagesse qui déterminaient le statut des prophètes. Cette insistance sur la transmission patrilinéaire du sacerdoce est peut-être due à l’influence du Zoroastrisme, antique religion rencontrée par les exilés, et qui intensifia les notions de pureté charnelle. Dans le Zoroastrisme, la mort, la menstruation, etc., représentent les mêmes menaces que dans le judaïsme postexilique, et c’est dans cette tradition, à l’ouest de l’Iran, que le phénomène de prêtrise héréditaire se rencontre primitivement. Quoiqu’il en soit de cette explication, il est raisonnable de penser qu’à partir du retour d’Exil, les généalogies prétendent de plus en plus à l’exactitude, tout en conservant des traits littéraires du genre ancien.

La continuation des fonctions idéologiques ou théologiques des généalogies

Pour autant, la référence héroïque ne disparaît pas :

Ne disparaît pas non plus l’usage idéologique des généalogies indépendamment de la vraisemblance historique :

La généalogie peut même avoir eu un rôle de conciliation quasi juridique :

LES GÉNÉALOGIES DANS LE NT

Les deux généalogies de Jésus dans les évangiles canoniques
Difficile appréciation historique

Mt et Lc ne p. être sources l’un de l’autre, étant données leurs différences. On a essayé de les harmoniser en voyant en Lc la généalogie de Marie et en Mt celle de Joseph, ou en Lc la généalogie « biologique » et en Mt la généalogie dynastique.

Quant à leurs sources, tous deux pourraient user de la même source (Rt et 1Ch) pour la première partie de leurs généalogies. De David à Joseph, les deux listes n'ont en commun que deux noms. Le reste semble imité des Ch, sauf les sections post-monarchiques, qui offrent des noms inconnus par ailleurs (et pourraient du coup refléter des documents, pourquoi pas des fragments généalogiques réels, aujourd’hui perdus)

Des textes à forte motivation théologique
Dans le contexte d’une attente messianique diffuse et diverse au sein des judaïsmes palestiniens, Mt campe Jésus  en messie davidique

Le caractère systématique de la généalogie est souligné, chez Mt, par la répartition des ancêtres du Christ en trois séries de deux fois sept noms : trois fois 14, 14 étant la guématrie de DaViD, ce qui oblige à omettre trois rois entre Joram et Ozias, et à compter Jéchonias, vv. 11s, pour deux (le même nom grec pouvant rendre deux noms hébreux, Joiaqim et Joiakîn). 

Dans le contexte religieux de l’*apocalyptique juive, la généalogie sert à Mt pour structurer le temps en différents âges.

La généalogie de Mt 1,1-17 structure le temps en divisions qui préparent le schéma apocalyptique de l'histoire du salut, combinant les sept jours de la création (Gn 1) avec l'idée qu'un jour, devant le Seigneur, est comme mille ans (2P 3,8ss ; Ps 90,4), pour identifier sept « âges » (cf. Mt 12,32 ; 13,39.40.49 ; 24,3 ; He 9,26) du monde :

Dans le contexte de la prédication d’une doctrine au départ juive à l’ensemble de l’empire romain, la généalogie sert à Luc pour ouvrir l’Alliance aux non-Juifs

En remontant, au-delà d'Abraham, jusqu'à Adam (sans père terrestre lui non plus Lc 1,35) il suggère que Jésus est le premier d’une nouvelle humanité. Il y a p.ê. là une trace de l’enseignement de Paul sur le « nouvel Adam » (Rm 5,12)

Les réticences face à ce genre littéraire

La modernité positiviste s’est beaucoup crispée sur ces généalogies soit pour en moquer la « fausseté » soit pour en défendre l’exactitude à tout prix. En réalité, les premières communautés elles-mêmes devaient savoir les prendre cum grano salis, comme en témoignent les recommandations de dernières épîtres apostoliques :

L’enseignement problématique dénoncé dans ce passage, avec l’attachement aux mythes et aux généalogies, font l’objet de deux hypothèses majeures.

Il n’est pas certain que l’enseignement combattu en 1Tm et Tt soit le même. Il faut pour cela lire les deux lettres comme si elles n’en faisaient qu’une, alors que 1Tm s’en prend à des « mythes profanes » (1Tm 4,7) et Tt à des « mythes judaïques » (Tt 1,14). En ce dernier cas on pourrait penser à des spéculations juives relatives à l'histoire des patriarches et des héros de l'Ancien Testament, comme celles du Livre des Jubilés.

GÉNÉALOGIE DANS LA TRADITION POSTÉRIEURE

L’insistance nouvelle sur la pureté du lignage après l’Exil est reflétée dans la classification talmudique des individus en « légitimes » et « mal engendrés », la plupart du temps en contexte de mariage : en proviennent les motifs talmudiques de tippah kesherah (semence sans tache) et horato/tah bi-qedushah (conçu/e en sainteté). L’impératif de pureté généalogique semble s’être répandu chez les non-prêtres aussi. Dt 23,3 est réinterprété en ce sens : « Aucun mamzer n’entrera dans les assemblées du Seigneur — jusqu’à sa dixième génération … »

Le lien entre intégrité corporelle, pedigree et pureté morale est de plus en plus étroit dans les milieux de sagesse moyen-orientaux de l’Antiquité tardive.

Cependant, les rabbins maintiennent qu’un bâtard savant dans la Tora vaut mieux que le lévite ou l’Israélite le mieux né, mais ignorant.

Enfin, les rabbins continuèrent les spéculations ésotériques sur les généalogies des Chroniques :