La Bible en ses Traditions

Croix et Crucifié : leurs représentations visuelles

L'épisode de la crucifixion du Christ, isolé du cycle de la passion comme le sommet de la narration évangélique, a donné lieu à d'innombrables représentations visuelles. En mettant à part l’objet mobilier qu’est →le crucifix, on distingue :

I — HISTOIRE 

1 — Représentations cryptiques aux trois premiers siècles

Les premiers siècles de l’ère chrétienne sont marqués par la quasi-absence de représentation de la croix et du Crucifié. Divers facteurs peuvent expliquer la rareté du Crucifié et donc de la crucifixion au profit de moyens symboliques employés à « périphraser » l’épisode nodal de l’Évangile.

Les raisons d'une réticence

La figuration de la croix n’a pu se développer qu’une fois la réalité du sacrifice sur le mont Golgotha solidement affirmée par l’orthodoxie. Dans l’histoire de l’imagerie chrétienne, la crucifixion est donc tardive (5e s.), mais les images du Crucifié sont bien plus anciennes. Les premières représentations connues typifient toute sa réception postérieure.

Adoration : christographie et staurographie 

On contournait donc l’impossibilité pratique de représenter l’objet d’épouvante en usant de symboles :

La croix et le Nom

Le motif est alors mêlé aux inscriptions qui évoquent le nom du Christ et qui semblent aussi efficientes que l’image du Crucifié elle-même. Une sorte de « christographie » applique, aux noms désignant Jésus Christ et à la croix, des usages auparavant liés au tétragramme chez les scribes juifs. Cela permet de mettre visuellement en valeur le Nom sur les manuscrits (peut-être pour un usage dévotionnel : permettre aux fidèles illettrés de le baiser, de le vénérer). Elle se développe en une véritable « staurographie ».

La croix et le corps

Le rapport entre le Christ et la croix peut être signifié par un assemblage de signes protochrétiens : un christogramme couronne le sommet de la croix ; l’agneau placé au pied de la croix évoque plus clairement le sacrifice.

Dévotion

Un des plus remarquables symboles cryptés est le fameux carré Sator d’origine lyonnaise, comme le prouve l’hapax gallicisant arepo. La phrase latine sator arepo tenet opera rotas est délicate à traduire — quelque chose comme : « le laboureur tient avec soin les roues à la charrue ». Mais la phrase est un double palindrome :

S A T O R

A R E P O

T E N E T

O P E R A

R O T A S

Non seulement la phrase peut se lire de droite à gauche et de gauche à droite, mais on peut aussi la lire de haut en bas en commençant dans le coin gauche, et de bas en haut en commençant par le coin droite. Le verbe tenet « tient », au milieu du carré, dessine la forme de la croix qui « tient tout l’univers ». Mais il recèle encore un autre secret : avec les lettres de la phrase sator arepo tenet opera rotas, on peut dessiner un double Pater Noster en forme de croix, à l’extrémité des bras de laquelle les lettres A et O désignent le Christ qui se déclare lui-même « l’Alpha et l’Oméga » (Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13).

Dérision : graffito

2 — Période byzantine

Au 4e siècle : développement du labarum

La découverte du tombeau du Christ et des →reliques de la vraie croix, en l'an 326, favorise la représentation visuelle de la crucifixion. Cependant, cette croix semble moins liée à la personne de Jésus qu’à celle de Constantin. Elle est aussi impériale que biblique :

Ce symbole, nommé labarum à partir de Prudence Symm. 1,487, fait désormais partie des emblèmes impériaux — mise à part la parenthèse de Julien l’Apostat — et semble particulièrement associé à l’orthodoxie de Nicée.

Au 5e siècle : apparition des premières représentations figuratives du Crucifié

La croix comme signe de victoire et son assemblage avec des figurations zoomorphes et graphiques sont omniprésents dès une haute époque, mais l’intégration de la figuration humaine du Christ à l’épisode évangélique de la crucifixion n’apparaît qu’au 5e s. pour les plus anciens exemples connus. Une fois le symbole de la croix elle-même acquis, on cherche à rendre visible le Christ, tantôt comme un agneau au centre de la croix (Saint-Vital à Ravenne), tantôt dans un médaillon qui la surmonte (Saint-Étienne-le-Rond) ou dans un buste minuscule à la croisée (Saint-Apollinaire in Classe). Certains artistes cherchent à donner un sens à la crucifixion :

L’élaboration progressive du « crucifix »
Fixation orientale, 6e siècle

Le monde oriental et byzantin des 5e et 6e s. montre les mêmes réticences à figurer le Christ en croix.

Les médailles et ampoules de pèlerinage favorisent l’imago clipeata du Christ (en buste inséré dans un médaillon), placée au sommet de la croix ou à la croisée de l'haste et de la traverse. Sur les ampoules du Trésor de Monza et de Bobbio (6e s., Palestine), cette croix (souvent écotée pour signifier le bois de la sainte croix comme une réplique de l’arbre de vie) est placée au-dessus du tombeau vide. Marie et Jean, ainsi que les larrons, flanquent le Crucifié. Le même espace culturel fixe pourtant une composition aboutie à la fin du 6e s.

La formule byzantine se diffuse du 7e au 8e s., favorisée par le concile in Trullo (en 692), qui encourage des représentations humaines du Christ plutôt que le symbole animal. Si la crise iconoclaste du 8e s. freine significativement la représentation du Crucifié en Orient, la formule du Christ barbu, cloué sur la croix, vêtu du colobium pourpre — qui lui confère une dignité impériale, — les pieds sur le suppedaneum (élément de bois placé sous les pieds du Crucifié dès le 8e s.) et entouré des principaux acteurs de la crucifixion s’implante en Occident méditerranéen, aussi bien dans la peinture italienne que dans les manuscrits de l’Europe occidentale et septentrionale.

Variation occidentale

Une évolution se dessine cependant : l’Orient reste fidèle aux représentations d’un Christ en croix glorieux, vivant et triomphant, tandis que l’Occident représente un Christ souffrant et mort :

L’Occident élabore peu à peu une nouvelle formule : le Christ vêtu d’une tunique courte, le perizonium (apparu au 6e s.), imberbe, les yeux ouverts, vivant.

Jn — qui rapporte le dialogue entre le Christ, Marie et Jean, ainsi que la transfixion de Jésus — est le récit préféré des artistes : la croix est entourée de Jean et de la Vierge debout ; la représentation de la transfixion de Jésus est fréquente. Une femme royale portant bannière et calice pour recevoir l’eau et le sang s'ajoute plus tard. Elle figure l’Église recueillant précieusement la source des sacrements.

3 — Le Moyen Âge

À partir de l’époque carolingienne, la représentation de la crucifixion gagne tous les arts : miniatures, sculptures, objets d’art et de liturgie, etc., combinant volontiers la tradition d’un Christ quasi-nu (tel qu’il apparaît sur l'Ivoire Maskell et à Sainte-Sabine), et la tradition syrienne d’un Christ vêtu du colobium (tel qu’il est représenté dans Les Évangiles de Rabula), formule reprise notamment par les émailleurs de Limoges au 12e s.

Crucifixion carolingienne, 9e siècle 

L’imagerie carolingienne donne une dimension inédite à la crucifixion. Le thème quitte la simple narrativité évangélique pour devenir un thème cosmologique autour duquel l’ensemble de la composition s’organise.

Eucharistique

L’art carolingien transpose l’épisode dans le champ sacramentel pour associer la crucifixion et le sacrifice eucharistique :

Cosmique

L’iconographie carolingienne place le Christ en croix au centre d’une ample cosmologie pour marquer l’universalité de l’épisode et la continuation dans l'Eucharistie :

Crucifixion ottonienne, 10e siècle
Royale

Une étape supplémentaire est franchie dès le 10e s. par les dynasties impériales de l’Europe du haut Moyen Âge, impulsée par les Ottoniens, qui développent une théologie politique du Christus Rex par rapport au souverain impérial. Le Christ sur la croix devient roi (il porte une couronne d’or, comme Ecclesia, qui se trouve à ses côtés). Il peut revêtir la pourpre et l’étole d’or, pour indiquer sont pouvoir politique et sacerdotal.

Sacramentelle

La dimension fortement sacramentelle de la crucifixion perdure jusqu’à la fin du 12e s. Le Christ vêtu du perizonium expose le corps nu et la plaie du flanc. La composition devient plus sobre, ne retenant que Marie et Jean, Ecclesia (parfois Synagoga), le porte-lance et le porte-éponge et éventuellement le centurion.

La méditation sur les souffrances de la passion, 13e siècle

Deux orientations complémentaires caractérisent les crucifixions produites après la seconde moitié du 13e s. Les témoins de la mort se multiplient. Le pied de la croix se peuple de personnages. Les personnifications telles qu’Ecclesia et Synagoga, la lune et le soleil, ainsi que Longin et Stéphaton se raréfient au profit de Marie et Jean, les saintes femmes, le centurion et ses hommes, les notables religieux juifs, les bourreaux et la foule. La mort du Christ devient un événement public qui concerne la société dans sa diversité, réunie au pied de la croix (Arts visuels Mt 27,39–44).

Ce tournant iconographique doit beaucoup à l’élaboration, dans les milieux franciscains, de textes comme les Meditationes vitae Christi du Pseudo-Bonaventure (ca. 1300), qui donne une narration très développée de la passion, transposée sur les offices des heures. Le lecteur est invité à se représenter chaque meurtrissure du Christ et à les faire siennes, tout comme François d’Assise avait reçu les stigmates (cf., dans un autre contexte, Ludolphe de Saxe Vita).

Les foyers artistiques siennois qui avaient favorisé l’imagerie byzantine (un corps du Christ stylisé) recherchent dès le 13e s. l’expression visuelle de la chair souffrante et morte : les plaies sont visibles et le sang qui s’en écoule est travaillé avec soin. La contemplation du mourant, voire du cadavre, sur la croix stimule la méditation sur ce corps sacrifié et l’adoration eucharistique. La promesse de la résurrection reste bien présente : la crucifixion est exposée sur un fond d’or immatériel (p. ex. la peinture italienne du Duoccento) puis en plein ciel ou entre ciel et terre.

La contrition des acteurs est exprimée sans pudeur. La Vierge, soutenue par Jean, s’effondre de chagrin. Un élément visuel (p. ex. la couleur d’une étoffe ou un geste) est en général commun à Marie et Jésus. Marie-Madeleine, isolée dès le 13e s. (notamment dans les fresques de Padoue peintes par Giotto), exprime la même douleur (Arts visuels Mt 27,56a).

Ce tournant dans l’expression visuelle de l’épisode de la crucifixion, qui exprime la violence des sentiments et des blessures, dure dans toute l’Europe jusqu’au 15e s. L’imagerie se nourrit d’autres thèmes iconographiques (p. ex. les Arma Christi et le Vir dolorum) et d’autres formes d’expression (p. ex. les mystères de la passion, pièces de théâtre qui augmentent le récit d’éléments narratifs).

Devotio moderna et humanisme, 14e-15e siècles

L’art du Moyen Âge tardif est profondément influencé par un mouvement spirituel nouveau, la dévotion moderne (devotio moderna). Ce nouveau courant, aussi bien parmi les religieux que parmi les laïcs, invite à imiter le Christ et à méditer les Écritures. Le courant, né au Pays-Bas dans la seconde moitié du 14e s., gagne l’Europe en se mêlant aux courants humanistes en germe. Il influence de nombreux ordres religieux (bénédictins, franciscains et plus tard jésuites et milieux réformés). La demande d’« humanisation de la religion » et de dévotion charnelle pour l’homme souffrant (l'imitation du Christ) influence les compositions visuelles de la crucifixion,

La crucifixion est transposée dans un contexte à la fois contemporain et évangélique. Elle est dépouillée des éléments narratifs qui peuvent perturber le recueillement. La peinture sert à nouer une relation personnelle et quasi-charnelle entre le spectateur et le Christ en croix, et ceci par plusieurs moyens : la précision des modelés et des anatomies, un jeu de cadre qui crée un espace pictural dans la continuité de l'espace de celui qui regarde, une épuration de la composition, etc.

L’art de la Réformation catholique, 16e siècle

II — VARIATIONS ICONOGRAPHIQUES

On peut analyser quelques traits généraux dans les représentations de la passion.

1 — Le support : les types de croix

On distingue différents types de croix :

2 — Jésus

Sa posture

Les bras, rigoureusement horizontaux dans les premiers temps, deviennent de plus en plus verticaux : le corps, arqué par la souffrance, descend le long de la croix, accentuant le poids de la souffrance et de la mort.

Vivant ou mort

La première image d’un Crucifié sans vie se voit en Orient (sur une mosaïque de Saint-Luc-en-Phocide), au 11e s., mais elle est exceptionnelle. C’est dans les siècles suivants que l’image se répand. Au corps glorieux des premiers siècles succède le corps souffrant, avec un réalisme saisissant. La riche collection de crucifix (en bois peint) de la Pinacothèque de Bologne reflète le changement de sensibilité en quelques décennies.

Les grands maîtres de la fin du Moyen Âge et surtout ceux de la Renaissance, influencés, en Italie, par la spiritualité franciscaine (PisanoCimabue, Giotto), n’hésitent plus à représenter la souffrance et même la mort. Désormais on ne représente plus un Christ triomphant de la mort, mais un Christ qui a vécu, dans sa chair, la souffrance d’un supplice infâme. L’aspect dramatique est volontairement accentué :

Nu ou vêtu

Pendant des siècles, le Christ est souvent représenté dans une quasi-nudité, qui, jugée choquante et inconvenante, est presque entièrement abandonnée après le concile de Trente, favorisant ainsi l’utilisation d’un perizonium, tout en gardant une description anatomique du corps de Jésus.

Les peintres des 13e, 14e et 15e s. jouent habilement de la transparence du perizonium :

Les sculpteurs de la Renaissance sont particulièrement sensibles à la nudité du Christ :

Depuis la Renaissance, beaucoup de peintres de « Christ en croix » y trouvent l’occasion d’une étude musculaire et cherchent l’originalité dans la musculature et l’expression du visage.

La nudité du Christ réapparaît à l’époque contemporaine, provoquant parfois le scandale :

Mais le plus souvent, c’est bien le Christ vêtu du perizonium qui est représenté, dans l’instant qui précède sa mort ou (surtout) après sa mort, le côté déjà transpercé ou étant transpercé par le centurion.

Lié ou cloué

Après la Contre-Réforme, et sans doute par souci de réalisme, les artistes représentent souvent le Christ cloué au bois de la croix, et non lié (comme les larrons). Les clous se trouvent au centre des paumes (communément accepté mais anatomiquement impossible) et non dans les poignets, tandis que les pieds — conformément aux Méditations du Pseudo-Bonaventure, aux Révélations de Brigitte de Suède et à d'autres écrits de mystiques — sont croisés l’un sur l’autre (en règle générale : le droit sur le gauche) et maintenus par un seul clou, même si, encore au 17e s., ils sont nombreux à utiliser quatre clous.

Seul ou accompagné ?

→Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles.

3 — Le décor

À partir de la Renaissance et surtout après la Contre-Réforme, le lieu de la crucifixion est marqué par un souci de précision topographique (la colline du Golgotha où, d’après une tradition juive reprise par Origène, aurait été découvert le crâne d’Adam, souvent figuré aux pieds de la croix : Tradition chrétienne Mt 27,33b). Il est parfois, au contraire, presque abstrait :

Les artistes contemporains n’hésitent pas à donner de nouvelles interprétations :

4 — Crucifixions allégoriques : croix vivantes, croix mystiques

Des représentations allégoriques de la crucifixion se développent au milieu du Moyen Âge :

Ces images très didactiques concentrent l’enseignement dogmatique sur le salut obtenu par le Christ :

5 — Crucifixions parodiques

À l'époque contemporaine, Crucifié et crucifix demeurent un langage pictural prisé, pour exprimer la souffrance. Au 20e s., il est mobilisé comme image ultime du martyre, que l'on songe aux Crucifiés de guerre (Otto Dix, George Desvallières) et aux Crucifiés de la Shoah (Marc Chagall). Au 21e s., les causes les moins traditionnelles (cause féministe chez Bettina Rheims), voire la pure provocation, trouvent encore à le mobiliser, jusque dans le blasphème (Paul McCarthy, Andres Serrano). 

III — MOTIFS LIÉS À LA CRUCIFIXION

1 — Personnages

2 — Actants

3 — Motifs

Ajouts contextuels