L'épisode de la crucifixion du Christ, isolé du cycle de la passion comme le sommet de la narration évangélique, a donné lieu à d'innombrables représentations visuelles. En mettant à part l’objet mobilier qu’est →le crucifix, on distingue :
- le motif même de la croix ;
- la figuration humaine du Christ associée à la croix ;
- les motifs multiples dont ils sont entourés.
I — HISTOIRE
1 — Représentations cryptiques aux trois premiers siècles
Les premiers siècles de l’ère chrétienne sont marqués par la quasi-absence de représentation de la croix et du Crucifié. Divers facteurs peuvent expliquer la rareté du Crucifié et donc de la crucifixion au profit de moyens symboliques employés à « périphraser » l’épisode nodal de l’Évangile.
Les raisons d'une réticence
- La sobriété du récit évangélique est elle-même fonction de la réalité terrible du supplice encore pratiqué durant ces premiers siècles (Milieux de vie Mt 27,35a ; Textes anciens Mt 27,35a).
- Le rejet vétérotestamentaire de l’image, hérité avec le judaïsme, qu’on hésite longtemps à transgresser, a pu influencer les communautés chrétiennes anciennes (→Images et culte).
- Le supplice de la croix s'interprète mal dans une culture antique romaine qui n’offre aucun modèle mythologique, littéraire et iconographique. La croix est un châtiment dégradant et humiliant, et le témoignage de Cicéron témoigne de l’horreur insupportable qu’elle suscite : → Rab. Post. 5 « Et si enfin nous sommes dévoués à la mort, mourons en hommes libres. […] mais le nom même de la croix ! Qu’un tel opprobre non seulement ne menace plus les citoyens romains, mais ne souille plus même leur pensée, leurs oreilles, leurs yeux. Car pour des choses si horribles, ce n'est pas seulement l’effet et l'exécution, c’est la possibilité, c’est l’attente, c’est l’idée seule enfin qui est indigne d'un citoyen de Rome et d’un homme libre. » Du coup, certains apologistes peuvent avoir hésité à avouer aux incroyants la place centrale de la croix dans leur foi.
- Le souci de l'orthodoxie peut avoir joué : le paradoxe de la mort de Dieu nécessite une christologie solide. Or, le dogme de la consubstantialité (l’union hypostatique) est encore fluctuant après le concile de Nicée I (en 325) et encore contesté après ceux d’Éphèse (en 431) et de Chalcédoine (en 451). Le danger de montrer Jésus mourant sur la croix est de minimiser sa nature divine en insistant sur sa souffrance humaine et en risquant de favoriser les thèses ariennes et nestoriennes.
- Le souci de l’orthopraxie a dû avoir un rôle aussi. Des images du Christ étaient vénérées par les carpocratiens parmi diverses images de philosophes (→ Haer. 1,25,6). L’empereur Sévère Alexandre (222-235 ap. J.-C.) conservait aussi les images du Christ, d’Abraham et d’Orphée parmi d’autres portraits de divi principes, optimi electi et animae sanctiores (→ Alex. Sev. 29,2). Une forme d’idolâtrie reste possible dans une culture antique récemment christianisée.
La figuration de la croix n’a pu se développer qu’une fois la réalité du sacrifice sur le mont Golgotha solidement affirmée par l’orthodoxie. Dans l’histoire de l’imagerie chrétienne, la crucifixion est donc tardive (5e s.), mais les images du Crucifié sont bien plus anciennes. Les premières représentations connues typifient toute sa réception postérieure.
Adoration : christographie et staurographie
On contournait donc l’impossibilité pratique de représenter l’objet d’épouvante en usant de symboles :
- Un mât, pour symboliser la barque de l’Église, une charrue, puisque la croix laboure la terre des cœurs, et d’autres signes comme une ancre, un trident, une croix ansée et un tau grec. On les trouve gravées sur des pierres (jaspe, coraline, hématite) et des médailles dès le 3e s. Ces objets gardent une fonction d’amulette « chrétienne » dans une culture méditerranéenne encore marquée par la religiosité païenne.
- La crucifixion est évoquée par le symbole de la croix dans des compositions triomphales : sur le labarum, la croix latine et le chrisme sont inscrits dans un clipeus (médaillon), souvent feuillu et porté par des anges (staurophores) semblables à des victoires ailées (la Nikè grecque) pour décrire la couronne de gloire. Ces compositions iconographiques se rapprochent d’une exaltatio crucis plus que de la mise en image du crucifiement de Jésus. La croix (le signum crucis) y est présentée comme un symbole universel du salut qu’assument alors l’empire et l’empereur romain.
La croix et le Nom
Le motif est alors mêlé aux inscriptions qui évoquent le nom du Christ et qui semblent aussi efficientes que l’image du Crucifié elle-même. Une sorte de « christographie » applique, aux noms désignant Jésus Christ et à la croix, des usages auparavant liés au tétragramme chez les scribes juifs. Cela permet de mettre visuellement en valeur le Nom sur les manuscrits (peut-être pour un usage dévotionnel : permettre aux fidèles illettrés de le baiser, de le vénérer). Elle se développe en une véritable « staurographie ».
- Dès les mss. du 2e s. apparaissent →staurogrammes et christogrammes, comme un rhô barré d’un chi (les deux premières lettres de Christos) : la boucle du rhô figure la tête du Crucifié, rendant la représentation anthropomorphe. Il se diffuse à l’époque constantinienne dans les monuments chrétiens.
La croix et le corps
Le rapport entre le Christ et la croix peut être signifié par un assemblage de signes protochrétiens : un christogramme couronne le sommet de la croix ; l’agneau placé au pied de la croix évoque plus clairement le sacrifice.
Dévotion
Un des plus remarquables symboles cryptés est le fameux carré Sator d’origine lyonnaise, comme le prouve l’hapax gallicisant arepo. La phrase latine sator arepo tenet opera rotas est délicate à traduire — quelque chose comme : « le laboureur tient avec soin les roues à la charrue ». Mais la phrase est un double palindrome :
S A T O R
A R E P O
T E N E T
O P E R A
R O T A S
Non seulement la phrase peut se lire de droite à gauche et de gauche à droite, mais on peut aussi la lire de haut en bas en commençant dans le coin gauche, et de bas en haut en commençant par le coin droite. Le verbe tenet « tient », au milieu du carré, dessine la forme de la croix qui « tient tout l’univers ». Mais il recèle encore un autre secret : avec les lettres de la phrase sator arepo tenet opera rotas, on peut dessiner un double Pater Noster en forme de croix, à l’extrémité des bras de laquelle les lettres A et O désignent le Christ qui se déclare lui-même « l’Alpha et l’Oméga » (Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13).
Dérision : graffito
- Un graffito moqueur à Rome (début 3e s., paedagogium du Palatin) représente un crucifié à tête d’âne et un petit personnage en-dessous de lui avec le commentaire suivant : « Alexamenos adore son Dieu ». Arts visuels Mt 27,39–44 Représentations blasphématoires du Christ en sa passion
2 — Période byzantine
Au 4e siècle : développement du labarum
La découverte du tombeau du Christ et des →reliques de la vraie croix, en l'an 326, favorise la représentation visuelle de la crucifixion. Cependant, cette croix semble moins liée à la personne de Jésus qu’à celle de Constantin. Elle est aussi impériale que biblique :
- → Mort. pers. 44,5 raconte que Constantin, averti en songe avant la bataille de Milvius, fit « inscrire sur les boucliers le nom du Christ : un X traversé de la lettre I infléchie vers son sommet ». Ce « signe céleste » est le staurogramme.
- → Hist. eccl. 9,9,10 rapporte que l’empereur ordonne plus tard de « placer le trophée de la passion salutaire dans la main de sa propre statue ». Selon →Vit. Const. 1,40,2 c’est une « haute lance en forme de croix » apparue à Constantin, par laquelle il avait obtenu ses victoires (→Vit. Const. 1,28,2).
- → Ep. Const. 4 rapporte l’apparition d’une croix dans le ciel à Jérusalem le 7 mai 351, dans les saints jours de Pentecôte. La staurophanie renouvelle le rassemblement des nations suggéré par Ac 2,5-11, tout en préfigurant le « signe du →fils de l'homme » annonciateur de sa parousie (Mt 24,30). Cyrille exhorte l’empereur à porter fièrement ce signe désormais ratifié par le ciel.
Ce symbole, nommé labarum à partir de → Symm. 1,487, fait désormais partie des emblèmes impériaux — mise à part la parenthèse de Julien l’Apostat — et semble particulièrement associé à l’orthodoxie de Nicée.
- Parmi les Sarcophages de la Passion du musée Pio Cristiano (des Musées du Vatican, venant des catacombes de Domitille, Rome), le plus célèbre place la crux invicta, la croix triomphale et victorieuse, au centre : une croix surmontée d’une large couronne entourant le chrisma XP attire deux petits oiseaux qui la picorent (comme les âmes qui y puisent leur nourriture), et domine deux soldats plus ou moins endormis comme les gardes du tombeau. Deux doubles scènes flanquent ce centre symbolique. À droite, un Jésus en toge, debout, pointe du doigt vers la couronne de victoire disposée en motif décoratif au-dessus du siège de Pilate, le gouverneur distrait qui se lave les mains. À gauche, Jésus, également démesuré, debout en majesté, reçoit la couronne d’épines (en fait : une couronne de lauriers), tandis qu’un jeune Simon porte la croix légère comme un emblème surmonté d’une couronne de victoire, suivi d’un soldat casqué, vêtu de sa cape et la main à l’épée. Le Crucifié n’apparaît pas du tout.
- Pulchérie, sœur de Théodose II (408-450 ap. J.-C.), invente le motif de la grande croix « latine » au contour emperlé, frappée comme un trophée porté par la Victoire personnifiée sur les revers de ses monnaies. Ce modèle connaît ensuite un immense succès.
Au 5e siècle : apparition des premières représentations figuratives du Crucifié
La croix comme signe de victoire et son assemblage avec des figurations zoomorphes et graphiques sont omniprésents dès une haute époque, mais l’intégration de la figuration humaine du Christ à l’épisode évangélique de la crucifixion n’apparaît qu’au 5e s. pour les plus anciens exemples connus. Une fois le symbole de la croix elle-même acquis, on cherche à rendre visible le Christ, tantôt comme un agneau au centre de la croix (Saint-Vital à Ravenne), tantôt dans un médaillon qui la surmonte (Saint-Étienne-le-Rond) ou dans un buste minuscule à la croisée (Saint-Apollinaire in Classe). Certains artistes cherchent à donner un sens à la crucifixion :
- Ivoire Maskell→, panneau sculpté en ivoire d’un coffret (ca. 420-430, British Museum, Londres, inv. 1856,0623.5). Sur ce panneau, Marie, tête couverte en signe de deuil, et Jean sont placés au pied de la croix, ce qui indique que la scène a été puisée dans l'évangile de Jn (Arts visuels Jn 19,25ss). Le →titulus de Pilate (Arts visuels Mt 27,37) est inséré et mentionne l’évangile de Mc : REX IVD (Rex Iudaeorum, Mc 15,26). Le porte-lance perce le flanc du Christ. Le Christ est quasiment nu, simplement vêtu du subligaculum (le sous-vêtement romain des hommes). La mort de Judas (Arts visuels Mt 27,3ss), un motif Mt, a été ajoutée à gauche. Judas est pendu à un arbre, les trente deniers à ses pieds, pour opposer les deux gibets.
- Porte en bois de la basilique Sainte-Sabine (432, Rome). Les deux larrons (Arts visuels Mt 27,38.44), beaucoup plus petits, flanquent le Christ. Les trois personnages semblent debout et non suspendus, alors que leurs croix, y compris celle du Christ, ont disparu derrière leurs corps. Le Christ est montré en quasi-nudité, vêtu du subligaculum, et adopte la morphologie du type dit « syrien » (barbe et longs cheveux, contrairement au canon romain latin de l'Ivoire Maskell. Une telle représentation — sans doute influencée par l’Orient en raison de l’attitude orante des personnages, de leur réalisme et de leur hiérarchie — n’indique cependant pas une attention narrative à l’Écriture mais témoigne bien davantage d’une interprétation.
L’élaboration progressive du « crucifix »
Fixation orientale, 6e siècle
Le monde oriental et byzantin des 5e et 6e s. montre les mêmes réticences à figurer le Christ en croix.
- → Mirac. 1,23 (PL 71,724-725) rapporte un scandale que causa une représentation de la crucifixion parmi la population de Narbonne.
Les médailles et ampoules de pèlerinage favorisent l’imago clipeata du Christ (en buste inséré dans un médaillon), placée au sommet de la croix ou à la croisée de l'haste et de la traverse. Sur les ampoules du Trésor de Monza et de Bobbio→ (6e s., Palestine), cette croix (souvent écotée pour signifier le bois de la sainte croix comme une réplique de l’arbre de vie) est placée au-dessus du tombeau vide. Marie et Jean, ainsi que les larrons, flanquent le Crucifié. Le même espace culturel fixe pourtant une composition aboutie à la fin du 6e s.
- Les Évangiles de Rabula→ (produit en Syrie, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence, Cod. Plut. I, 56, 13r). Cet évangéliaire présente le prototype le plus ancien connu d’une crucifixion complète (en plus de la résurrection) et témoigne d’une évolution rapide sur la question de l’autorisation ou non de la mise en image. La miniature pleine page harmonise les quatre évangiles et réunit tous les éléments principaux : Marie et Jean au pied de la croix (Arts visuels Jn 19,25ss), les soldats tirant au sort la tunique (Arts visuels Mt 27,35a), le titulus inscrit par dessus la croix (Arts visuels Mt 27,37), les larrons (Arts visuels Mt 27,38.44), le soleil et la lune (Arts visuels Mt 27,45), le porte-lance et le porte-éponge (Arts visuels Mt 27,48), les saintes femmes au pied de la croix (Arts visuels Mt 27,55s). Le Christ en Orient et à Byzance est de type iconographique « syrien », vêtu du colobium pourpre (une tunique sans manches), alors que les larrons revêtent le subligaculum.
La formule byzantine se diffuse du 7e au 8e s., favorisée par le concile in Trullo (en 692), qui encourage des représentations humaines du Christ plutôt que le symbole animal. Si la crise iconoclaste du 8e s. freine significativement la représentation du Crucifié en Orient, la formule du Christ barbu, cloué sur la croix, vêtu du colobium pourpre — qui lui confère une dignité impériale, — les pieds sur le suppedaneum (élément de bois placé sous les pieds du Crucifié dès le 8e s.) et entouré des principaux acteurs de la crucifixion s’implante en Occident méditerranéen, aussi bien dans la peinture italienne que dans les manuscrits de l’Europe occidentale et septentrionale.
Variation occidentale
Une évolution se dessine cependant : l’Orient reste fidèle aux représentations d’un Christ en croix glorieux, vivant et triomphant, tandis que l’Occident représente un Christ souffrant et mort :
- Mosaïque de l’oratoire du pape Jean VII (705-707) ; Fresque de Sainte-Marie-Antique sous le pape Paul I (757-767) ; Crucifix du pape Léon IV (847-855).
L’Occident élabore peu à peu une nouvelle formule : le Christ vêtu d’une tunique courte, le perizonium (apparu au 6e s.), imberbe, les yeux ouverts, vivant.
Jn — qui rapporte le dialogue entre le Christ, Marie et Jean, ainsi que la transfixion de Jésus — est le récit préféré des artistes : la croix est entourée de Jean et de la Vierge debout ; la représentation de la transfixion de Jésus est fréquente. Une femme royale portant bannière et calice pour recevoir l’eau et le sang s'ajoute plus tard. Elle figure l’Église recueillant précieusement la source des sacrements.
3 — Le Moyen Âge
À partir de l’époque carolingienne, la représentation de la crucifixion gagne tous les arts : miniatures, sculptures, objets d’art et de liturgie, etc., combinant volontiers la tradition d’un Christ quasi-nu (tel qu’il apparaît sur l'Ivoire Maskell et à Sainte-Sabine), et la tradition syrienne d’un Christ vêtu du colobium (tel qu’il est représenté dans Les Évangiles de Rabula), formule reprise notamment par les émailleurs de Limoges au 12e s.
Crucifixion carolingienne, 9e siècle
L’imagerie carolingienne donne une dimension inédite à la crucifixion. Le thème quitte la simple narrativité évangélique pour devenir un thème cosmologique autour duquel l’ensemble de la composition s’organise.
- Livre des péricopes d'Henri II→, plat de reliure en ivoire (ca. 1002-1012, Bayerische Staatsbibliothek, Munich, Clm 4452).
Eucharistique
L’art carolingien transpose l’épisode dans le champ sacramentel pour associer la crucifixion et le sacrifice eucharistique :
- La nudité du Christ est révélée : le perizonium (étoffe nouée autour des hanches du Christ) se substitue au colobium pour montrer le corps sacrifié.
- La personnification de l’Église s’intègre à la composition pour indiquer ce qui se joue sous la croix : la fondation de l’Église, médiatrice du sacrement.
- L’imagerie carolingienne n’hésite plus à montrer le Christ mort. Un accent particulier est mis sur le sang et l’eau sortis du côté du Christ : parfois, Ecclesia (Arts visuels Mt 27,51a) recueille le sang dans un calice ; parfois, le calice est directement posé au pied de la croix (Arts visuels Jn 19,34b).
- Longin et Stéphaton (le porte-lance et le porte-éponge, Arts visuels Mt 27,48) reçoivent une place privilégiée. Longin se trouve toujours à la droite du Christ et reçoit parfois dans les yeux le sang et l’eau pour signifier sa conversion.
- Les deux larrons (Arts visuels Mt 27,38.44) se font plus rares au profit d’Ecclesia et de Synagoga, des porte-éponge et porte-lance (directement liés à l’instant de la mort), de Marie et Jean.
Cosmique
L’iconographie carolingienne place le Christ en croix au centre d’une ample cosmologie pour marquer l’universalité de l’épisode et la continuation dans l'Eucharistie :
La croix devient l’axe de l’ordonnancement des éléments et du temps : les personnifications de la terre et des mers (Arts visuels Mt 27,51cd) sont placées sous la croix ; celles du soleil et de la lune en-dessus (Arts visuels Mt 27,45).
Le crâne d’Adam au mont Golgotha (Arts visuels Mt 27,33b) indique que la croix est l’axe du monde, depuis sa création. De même, le serpent lové au pied du mât représente la victoire définitive sur le péché originel.
- La croix peut s’élever sur un motif végétal, ce qui place le bois de la croix dans la continuité de l’arbre de vie de la Genèse.
- La résurrection des saints (Arts visuels Mt 27,52s) est amplifiée par des tombeaux ouverts d'où sortent les morts pour donner à la crucifixion l’ampleur du Jugement dernier.
- La promesse de la résurrection est évoquée par le tombeau vide du Christ, qui jouxte souvent la croix dans les ivoires des 9e-10e s.
Crucifixion ottonienne, 10e siècle
Royale
Une étape supplémentaire est franchie dès le 10e s. par les dynasties impériales de l’Europe du haut Moyen Âge, impulsée par les Ottoniens, qui développent une théologie politique du Christus Rex par rapport au souverain impérial. Le Christ sur la croix devient roi (il porte une couronne d’or, comme Ecclesia, qui se trouve à ses côtés). Il peut revêtir la pourpre et l’étole d’or, pour indiquer sont pouvoir politique et sacerdotal.
- Codex d'Uta→, lectionnaire, Crucifixion (ca. 1020-1025, Bayerisches Staatsbibliothek, Munich, Clm 13601, fol. 3v).
Sacramentelle
La dimension fortement sacramentelle de la crucifixion perdure jusqu’à la fin du 12e s. Le Christ vêtu du perizonium expose le corps nu et la plaie du flanc. La composition devient plus sobre, ne retenant que Marie et Jean, Ecclesia (parfois Synagoga), le porte-lance et le porte-éponge et éventuellement le centurion.
La méditation sur les souffrances de la passion, 13e siècle
Deux orientations complémentaires caractérisent les crucifixions produites après la seconde moitié du 13e s. Les témoins de la mort se multiplient. Le pied de la croix se peuple de personnages. Les personnifications telles qu’Ecclesia et Synagoga, la lune et le soleil, ainsi que Longin et Stéphaton se raréfient au profit de Marie et Jean, les saintes femmes, le centurion et ses hommes, les notables religieux juifs, les bourreaux et la foule. La mort du Christ devient un événement public qui concerne la société dans sa diversité, réunie au pied de la croix (Arts visuels Mt 27,39–44).
- , Crucifixion, sculpture (ca. 1265-1268, chaire de la cathédrale de Sienne→) ;
- , Crucifixion, fresque (ca. 1320, église inférieure de Saint-François d'Assise→).
Ce tournant iconographique doit beaucoup à l’élaboration, dans les milieux franciscains, de textes comme les Meditationes vitae Christi du (ca. 1300), qui donne une narration très développée de la passion, transposée sur les offices des heures. Le lecteur est invité à se représenter chaque meurtrissure du Christ et à les faire siennes, tout comme François d’Assise avait reçu les stigmates (cf., dans un autre contexte, → Vita).
Les foyers artistiques siennois qui avaient favorisé l’imagerie byzantine (un corps du Christ stylisé) recherchent dès le 13e s. l’expression visuelle de la chair souffrante et morte : les plaies sont visibles et le sang qui s’en écoule est travaillé avec soin. La contemplation du mourant, voire du cadavre, sur la croix stimule la méditation sur ce corps sacrifié et l’adoration eucharistique. La promesse de la résurrection reste bien présente : la crucifixion est exposée sur un fond d’or immatériel (p. ex. la peinture italienne du Duoccento) puis en plein ciel ou entre ciel et terre.
- , Maestà, panneau central du revers, Crucifixion→ (Sienne, 1308-1311).
La contrition des acteurs est exprimée sans pudeur. La Vierge, soutenue par Jean, s’effondre de chagrin. Un élément visuel (p. ex. la couleur d’une étoffe ou un geste) est en général commun à Marie et Jésus. Marie-Madeleine, isolée dès le 13e s. (notamment dans les fresques de Padoue peintes par Giotto), exprime la même douleur (Arts visuels Mt 27,56a).
Ce tournant dans l’expression visuelle de l’épisode de la crucifixion, qui exprime la violence des sentiments et des blessures, dure dans toute l’Europe jusqu’au 15e s. L’imagerie se nourrit d’autres thèmes iconographiques (p. ex. les →Arma Christi et le →Vir dolorum) et d’autres formes d’expression (p. ex. les mystères de la passion, pièces de théâtre qui augmentent le récit d’éléments narratifs).
Devotio moderna et humanisme, 14e-15e siècles
L’art du Moyen Âge tardif est profondément influencé par un mouvement spirituel nouveau, la dévotion moderne (devotio moderna). Ce nouveau courant, aussi bien parmi les religieux que parmi les laïcs, invite à imiter le Christ et à méditer les Écritures. Le courant, né au Pays-Bas dans la seconde moitié du 14e s., gagne l’Europe en se mêlant aux courants humanistes en germe. Il influence de nombreux ordres religieux (bénédictins, franciscains et plus tard jésuites et milieux réformés). La demande d’« humanisation de la religion » et de dévotion charnelle pour l’homme souffrant (l'imitation du Christ) influence les compositions visuelles de la crucifixion,
- ainsi l'œuvre de nombreux primitifs flamands : (1399-1464), (†ca. 1475), (ca. 1435-1494), (1440-1482), (ca. 1450-1516).
La crucifixion est transposée dans un contexte à la fois contemporain et évangélique. Elle est dépouillée des éléments narratifs qui peuvent perturber le recueillement. La peinture sert à nouer une relation personnelle et quasi-charnelle entre le spectateur et le Christ en croix, et ceci par plusieurs moyens : la précision des modelés et des anatomies, un jeu de cadre qui crée un espace pictural dans la continuité de l'espace de celui qui regarde, une épuration de la composition, etc.
- , Crucifixion→, huile sur bois, diptyque (ca. 1460, Museum of Art, Philadelphie). La scène ne retient que Marie et Jean, le crâne d’Adam et le titulus, pour concentrer l’attention sur le Crucifié mort sur la croix, la carnation, les cinq plaies et le sang qui s’en déverse : un sang vermillon, épais et pourtant translucide, animé de reflets lumineux.
- , Crucifixion→, huile sur toile, triptyque (ca. 1440-1445, Kunsthistorisches Museum, Vienne). La crucifixion se trouve dans un paysage peint avec une grande précision : Jérusalem, au loin, est représentée comme une ville flamande du 15e s., avec de nombreux détails symboliques. Le corps du Christ se trouve entre ciel et terre.
L’art de la Réformation catholique, 16e siècle
- , Vision de saint Thomas d'Aquin→, huile sur toile (1593, église du couvent de San Marco, Florence).
II — VARIATIONS ICONOGRAPHIQUES
On peut analyser quelques traits généraux dans les représentations de la passion.
1 — Le support : les types de croix
On distingue différents types de croix :
- la croix grecque, avec des branches égales ;
- la croix latine, avec la branche transversale plus courte ;
- la croix de saint André (crux decussata), en forme de X ;
- la croix ancrée, avec des extrémités se recourbant en ancre ;
- la croix potencée, avec chaque branche en forme de tau (adoptée par le scoutisme) ;
- la croix pattée, avec des bras triangulaires (la croix de Malte, si les bouts sont échancrés) ;
- la croix gammée, composée de quatre gamma (le swastika des Hindous) ;
- la croix tréflée, fleurdelisée, recerclée, selon le motif terminal ;
- La croix papale (ou pétrinienne) avec trois croisillons, le plus long au milieu ;
- La croix ansée (ou égyptienne), symbolisant la vie future ;
- La croix de Lorraine, à double traverse, la seconde étant une amplification du titulus au-dessus de la croix. Cette forme fut donnée à des reliquaires de la vraie croix, dont l’un fut rapporté en Anjou, d’où, sous René d'Anjou (1409-1480), l’emblème passa dans les armes de Lorraine.
2 — Jésus
Sa posture
Les bras, rigoureusement horizontaux dans les premiers temps, deviennent de plus en plus verticaux : le corps, arqué par la souffrance, descend le long de la croix, accentuant le poids de la souffrance et de la mort.
Vivant ou mort
La première image d’un Crucifié sans vie se voit en Orient (sur une mosaïque de Saint-Luc-en-Phocide), au 11e s., mais elle est exceptionnelle. C’est dans les siècles suivants que l’image se répand. Au corps glorieux des premiers siècles succède le corps souffrant, avec un réalisme saisissant. La riche collection de crucifix (en bois peint) de la Pinacothèque de Bologne reflète le changement de sensibilité en quelques décennies.
- , crucifix peint (1250-1254, basilique San Domenico, Bologne). La forme du Christ reproduit les proportions d’un lis, blanc sur fond bleu, mais le visage est une face ravagée, géométriquement décomposée, comme un précurseur du cubisme.
Les grands maîtres de la fin du Moyen Âge et surtout ceux de la Renaissance, influencés, en Italie, par la spiritualité franciscaine (, , ), n’hésitent plus à représenter la souffrance et même la mort. Désormais on ne représente plus un Christ triomphant de la mort, mais un Christ qui a vécu, dans sa chair, la souffrance d’un supplice infâme. L’aspect dramatique est volontairement accentué :
- , Retable d'Issenheim→ (1512-1516, Colmar) atteint un paroxysme (cf. la description qu’en donne : →La croix de Jésus dans la littérature).
Nu ou vêtu
Pendant des siècles, le Christ est souvent représenté dans une quasi-nudité, qui, jugée choquante et inconvenante, est presque entièrement abandonnée après le concile de Trente, favorisant ainsi l’utilisation d’un perizonium, tout en gardant une description anatomique du corps de Jésus.
Les peintres des 13e, 14e et 15e s. jouent habilement de la transparence du perizonium :
- (1273, Florence) ; (1304-1306, Padoue) ; (1308-1311, Sienne) ; (1330-1340, Madrid) ; (ca. 1330-1340, New York, Washington, Altenburg, etc.) ; (ca. 1340, Anvers) ; (1350-1360, Florence) ; (1360-1390, Venise) ; (1370-1377, Vatican) ; (1390-1400, Florence) ; (ca. 1390, Paris) ; (14e s., Paris) ; (1404, Bad Wildungen) ; (1416, Paris) ; (1425, New York) ; etc.
Les sculpteurs de la Renaissance sont particulièrement sensibles à la nudité du Christ :
- (1410, Florence) ; (ca. 1450, Florence) ; (1556-1562, Escurial) ; (ca. 1492, Florence) ; etc.
Depuis la Renaissance, beaucoup de peintres de « Christ en croix » y trouvent l’occasion d’une étude musculaire et cherchent l’originalité dans la musculature et l’expression du visage.
La nudité du Christ réapparaît à l’époque contemporaine, provoquant parfois le scandale :
- (1890, Leipzig) ; (1900, Oslo) ; (1940-1941, Rome) ; (1942-1957, Paris) ; (1987, Paris) ; , My Sweet Lord, sculpture réaliste en chocolat (2007, Roger Smith Lab Gallery, Manhattan).
- , O Cristo Torturado (1975, All African Centre, Nairobi). L’artiste, lui-même victime de torture, représente un Christ noir, nu, la peau sur les os, la cage thoracique prête à exploser, les jambes repliées sous lui-même comme pour sauter, le visage déformé par le hurlement muet qu’il pousse de sa bouche démesurément ouverte.
Mais le plus souvent, c’est bien le Christ vêtu du perizonium qui est représenté, dans l’instant qui précède sa mort ou (surtout) après sa mort, le côté déjà transpercé ou étant transpercé par le centurion.
Lié ou cloué
Après la Contre-Réforme, et sans doute par souci de réalisme, les artistes représentent souvent le Christ cloué au bois de la croix, et non lié (comme les larrons). Les clous se trouvent au centre des paumes (communément accepté mais anatomiquement impossible) et non dans les poignets, tandis que les pieds — conformément aux Méditations du , aux Révélations de et à d'autres écrits de mystiques — sont croisés l’un sur l’autre (en règle générale : le droit sur le gauche) et maintenus par un seul clou, même si, encore au 17e s., ils sont nombreux à utiliser quatre clous.
Seul ou accompagné ?
→Les acteurs de la crucifixion dans les représentations visuelles.
3 — Le décor
À partir de la Renaissance et surtout après la Contre-Réforme, le lieu de la crucifixion est marqué par un souci de précision topographique (la colline du Golgotha où, d’après une tradition juive reprise par Origène, aurait été découvert le crâne d’Adam, souvent figuré aux pieds de la croix : Tradition chrétienne Mt 27,33b). Il est parfois, au contraire, presque abstrait :
- , crucifix de prédelle d’autel→ (1547-1548, Evangelische Stadtkirche St. Marien, Wittenberg). Le crucifix, très sobre (à l’exception du perizonium), se dresse au centre d’un espace encadré, à sa gauche Luther en chaire prêche en désignant le Christ du doigt, à sa droite l’assemblée des fidèles. Aucune référence aux circonstances du récit : seul le Crucifié se montre. Le Christ crucifié apparaît comme le seul contenu de la prédication (cf. 1Co 2,2 « je n’ai pas jugé bon de savoir parmi vous quelque chose, sinon Jésus Christ et celui-ci crucifié »). Le doigt du prédicateur pointé concentre l’esthétique biblique de la révélation. On ne pourrait mieux peindre la synesthésie théophanique de l’ouïe et de la vision, continuée dans la prédication chrétienne.
- , Retable de Tetschen (1807-1808, Galerie Neue Meister, Dresde). Une peinture encadrée de motifs de lierre (symbole végétal d’éternité) montre un crucifix de très loin, le corps de Jésus presque invisible, dominant le sommet d’une colline de pins verdoyants, sur fond de ciel glorieux au crépuscule, comme un écho de la paix éternelle et de l’harmonie des desseins du Père accomplis dans le Christ.
Les artistes contemporains n’hésitent pas à donner de nouvelles interprétations :
- , Le Christ de saint Jean de la Croix (1951, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow) reprend le célèbre dessin de saint Jean de la Croix représentant le crucifix vu de haut (depuis la demeure du Père ?). Il l’entoure d’obscurité, avec un effet de perspective qui fait enraciner la croix dans l’atmosphère, au-dessus d’un ciel bleu surplombant une barque amarrée sur un lac (l’Église ? le lac de Tibériade ?).
4 — Crucifixions allégoriques : croix vivantes, croix mystiques
Des représentations allégoriques de la crucifixion se développent au milieu du Moyen Âge :
- Crucifixion du Hortus deliciarum (ca. 1185 ; cf. →, folio 150), œuvre fondamentale, détruite mais connue par d’excellentes copies du 19e s. Au pied de la croix, entre autres, figure l’Église assise sur un animal ayant une tête tétramorphe, et la Synagogue assise sur un âne et tenant un bouc et un couteau de sacrifice.
- Christ en croix des Palma contemplationis (ca. 1300 ; cf. →, fig. 108) ;
- Crucifixion aux vierges sages et folles (cf. →, fig. 109) ;
- L’échelle menant au cœur sur la croix (cf. →, fig. 101).
Ces images très didactiques concentrent l’enseignement dogmatique sur le salut obtenu par le Christ :
- Gravures sur bois (fin du 15e s., Bavière et Autriche) : images de la « croix vivante ». La croix est visuellement personnifiée, dotée d’avant-bras et de mains suggérant son efficace. Une femme debout tendant une coupe pour recevoir le sang coulant du corps du Crucifié figure l’Église, recueillant la source de tous les sacrements qu’elle célèbre. Éventuellement une autre femme, les yeux bandés, un glaive à deux tranchants brandi sur sa tête par une des mains de la croix, figure la Synagogue dans son aveuglement. Divers phylactères expliquent les effets de la croix.
- Vitraux de la chapelle des catéchismes de Saint-Étienne-du-Mont (16e s., Paris) : la croix est un pressoir divin. Jésus, broyé par la souffrance, verse le vin de son sang dans une cuve où les prélats de l’Église viennent puiser pour abreuver le peuple des baptisés aux sources du salut.
5 — Crucifixions parodiques
À l'époque contemporaine, Crucifié et crucifix demeurent un langage pictural prisé, pour exprimer la souffrance. Au 20e s., il est mobilisé comme image ultime du martyre, que l'on songe aux Crucifiés de guerre (, ) et aux Crucifiés de la Shoah (). Au 21e s., les causes les moins traditionnelles (cause féministe chez ), voire la pure provocation, trouvent encore à le mobiliser, jusque dans le blasphème (, ).
III — MOTIFS LIÉS À LA CRUCIFIXION
1 — Personnages
- Marie et Jean au pied de la croix (Jn 19,25-27) : Arts visuels Jn 19,25ss ;
- Les deux larrons (Mt 27,38.44 ; Mc 15,27-28.32 ; Lc 23,33.39-43) : Arts visuels Mt 27,38.44 ;
- Les femmes au pied de la croix (Mt 27,55-56 ; Mc 15,40-41 ; Lc 23,49 ; Jn 19,25) : Arts visuels Mt 27,55s ;
- Marie-Madeleine au pied de la croix (Mt 27,56 ; Mc 15,40 ; Jn 19,25) : Arts visuels Mt 27,56a ;
- Le porte-lance et le porte-éponge (Mt 27,48 ; Jn 19,33) : Arts visuels Mt 27,48 ;
- Le centurion (Mt 27,54 ; Mc 15,39 ; Lc 23,47) : Arts visuels Mt 27,54a.
2 — Actants
- L’Église et la Synagogue (personnifications) : Arts visuels Mt 27,51a ;
- La foule (Mt 27,39-43 ; Mc 15,29-32 ; Lc 23,35-37) : Arts visuels Mt 27,39–44 ;
- Le soleil et la lune (Mt 27,45 ; Mc 15,33 ; Lc 23,44-45) : Arts visuels Mt 27,45 ;
- Les morts ressuscités (Mt 27,52-53) : Arts visuels Mt 27,52s ;
- Les anges : Arts visuels Mt 27,55a ;
- La Terre et la Mer (personnifications) : Arts visuels Mt 27,51cd.
3 — Motifs
- Le crâne d’Adam (Mt 27,33 ; Mc 15,22 ; Lc 23,33 ; Jn 19,17) : Arts visuels Mt 27,33b ;
- La partage des vêtements (Mt 27,35 ; Mc 15,24 ; Lc 23,34 ; Jn 19,23-24) : Arts visuels Mt 27,35a ;
- Le titulus crucis (Mt 27,37 ; Mc 15,26 ; Lc 23,38 ; Jn 19,19-22) : Arts visuels Mt 27,37 ;
- Le serpent : Arts visuels Mt 27,33b ;
- Le calice : Arts visuels Jn 19,34b ;
- La dextre divine : Arts visuels Mt 27,37a.
Ajouts contextuels
- Saints : Jean-Baptiste ; saints locaux ; saints patrons ;
- Prophètes de la passion ;
- Personnages contemporains et donateurs en adoration.
