La Bible en ses Traditions

Genèse 22,13

M G S Sam
V

13 Et Abraham

Sil leva les yeux et vit et voici un bélier M Samderrière [lui], retenu dans un buisson

Gune plante, un sabek, par ses

Gles cornes

et Abraham alla et prit le bélier et l’offrit en holocauste à la place de

Gd'Isaac son fils.

13 Abraham leva les yeux et vit dans [son] dos un bélier entravé par les cornes entre les ronces. 

Le prenant, il l’offrit en holocauste à la place de son fils.

13a Voir Dieu : signe d’alliance Ex 24,11-12 1–19 ‘Aqeda Sg 10,5 ; Si 44,20 ; He 11,17-19 ; Jc 2,21

Propositions de lecture

1–19 Le « sacrifice d'Abraham » et la « ligature d'Isaac »

Réception traditionnelle

Sens cultuel

Les principales traditions d’interprétation juives et chrétiennes de ce récit y lisent un enseignement sur le sacrifice et sur le culte. Les Écritures elles-mêmes identifient le mont Moriyya avec le mont du Temple à Jérusalem, enrichissant ainsi la résonance historique et théologique de ce lieu et du culte qui y est rendu et le légitimant par sa continuité avec la justice d’Abraham.

Importance pour les trois monothéismes

Dans les trois traditions, le récit est le support de célébrations liturgiques importantes (Liturgie Gn 22,1–19 ; Islam Gn 22,1–19 : Rite).

Sens moral et anthropologique

Lu isolément, le récit souligne l’obéissance d’Abraham qui accepte de sacrifier son fils. Dans le contexte du cycle d’Abraham, c’est sa foi qui est mise en relief, puisqu’il a reçu la promesse d’une vaste postérité malgré la stérilité de Sara : Dieu est plus grand que tout obstacle. En référence à la prohibition biblique des sacrifices d’enfants (Intertextualité biblique Gn 22,10 ; Tradition juive Gn 22,12) et à l’obligation de racheter le premier-né, le récit devient une pédagogie divine montrant qu’au-delà de toute loi, les droits de Dieu restent absolus, même au regard des liens familiaux (Théologie Gn 22,1–19). Plus généralement, il rappelle le fait que le père n’est pas propriétaire de ses enfants : dès Gn 2,24, l’homme sait qu’il doit quitter son père et sa mère pour s’attacher à sa femme.

Même s’ils sont éloignés des lectures théocentriques, les modernes continuent de lire ce récit, dont ils explorent les dimensions anthropologiques et morales (Littérature Gn 22,1–19). Époque contemporaine : preuve que l’histoire d’Abraham et d’Isaac parle à toutes les époques, comme en témoigne sa très riche réception artistique, dont on ne peut donner ici qu’un aperçu : Arts visuels Gn 22,1–19 ; Musique Gn 22,1–19.

Structure

Le texte est composé de deux séquences :

V.1-14

Les v.1-14 présentent un récit très unifié grâce à une structure concentrique (Procédés littéraires Gn 22,1–19) et à la répétition régulière d’une même séquence de termes (prendre, aller, voir, holocauste) qui, au v.2, précise le programme donné à Abraham par Dieu, un programme effectivement réalisé au v.13, quand il offre en holocauste le bélier qu’il a trouvé. Il présente trois sections :

  • La première (v.1-5) et la troisième (v.11-14) comportent chacune trois segments parallèles (appel dialogué et ordre divin ; actions d’Abraham ; parole d’Abraham sur le « lieu »).
  • Le centre (v.6-10) est disposé en trois segments séparés par le refrain « et ils (s’en) allèrent tous deux ensemble » laissant au cœur le bref dialogue entre le père et son fils.
V.15-19

L’oracle final des v.15-19 (Genres littéraires Gn 22,16ss) est inattendu au plan narratif, mais il est bien chevillé au récit. Il a une structure concentrique autour de la bénédiction solennelle (v.17-18a) encadrée par sa motivation (v.16b et v.18b).

Hypothèses sur l’histoire du texte

Les commentateurs identifient d’ordinaire la narration des v.1-14.19 comme un récit de fondation d’un sanctuaire (voir la pointe au v.14), réutilisé par la suite à condamner les sacrifices humains en Israël. Dans son contexte actuel, il souligne clairement la foi d’Abraham.

Les v.15-18 auraient été ajoutés au récit pour renforcer l’unité de l’ensemble du cycle d’Abraham au moyen de la thématique de la bénédiction (Gn 12,2-3 ; 14,19-20 ; 17,16.20 ; 18,18 ; 24,1.27.31.48.60).

Texte

Critique textuelle

13b retenu (G) Variante grecque Deux anciens traducteurs anonymes (ho hebraios kai ho suros) rendent le participe de M : ne’ĕḥāz (« retenu ») par kremamenos (« suspendu » ; au lieu de G : katechomenos « retenu »), ce qui facilite la typologie de la croix.

Procédés littéraires

1–19 Structuration du texte : répétitions et refrains La série prendre—aller—voir—holocauste se répète à plusieurs reprises dans le récit : dès le v.2, c’est l’ordre donné par Dieu à Abraham (en lisant Moriyya comme « vision »), programme ensuite réalisé, ce que souligne la répétition des mots (cinq fois chacun après le v.2).

Avec le refrain « ils allèrent… ensemble » aux v.6.8.19, les dix occurrences du mot « fils » et des noms divins (cinq fois « Seigneur » et cinq fois « Dieu ») et les deux appels semblables aux v.2.11 (avec un écho au v.15), ces répétitions contribuent à l’unité du texte et servent de repères pour sa structuration.

13s Narration : dénouement Abraham accomplit bien l’ordre divin, mais au second sens : sur la montagne il offre un holocauste en présence d’Isaac. Il nomme ensuite le lieu, interprétant ce qu’il y a vécu : « Dieu voit ».

Contexte

Textes anciens

1–19 Caractérisation individuelle des personnages : nouveauté dans le cadre des littératures antiques Le fameux livre d’Erich Auerbach, Mimesis (1946), s’ouvre sur une comparaison de la scène de reconnaissance d’Ulysse (Homère Od. chant 19) avec l’épisode de la Genèse qui nous occupe :

  • Le texte d’Homère offre une description détaillée, centrée sur les circonstances externes du récit, où tous les événements occupent un premier plan et le caractère des personnages semble prédéterminé.
  • Inversement, le style de Gn 22, avare de circonstances, laisse dans l’ombre de nombreux éléments psychologiques qui permettent de deviner un arrière-plan, une épaisseur temporelle des actants. Tout favorise l’émergence de sens symboliques ajoutés au sens littéral des événements racontés dans le récit de Gn 22. Ces caractères entraînent la nécessité d’interpréter, ce qu’ont fait de nombreuses œuvres littéraires, picturales et musicales. Littérature Gn 22,1–19

Réception

Comparaison des versions

13a derrière : M Sam | G V S : un

  • M Sam : ’ḥr ;
  • G, V et S lisent le mot hébreu ’ḥd « un », graphiquement semblable.

13a un buisson : M Sam S | G : une plante, un sabek | V : des ronces

  • G, θ′ et ho suros ne traduisent pas l’hébreu sᵉbak, mais le transcrivent simplement (avec d’autres voyelles : sabek). G et θ′ hasardent une interprétation en ajoutant « une plante » avant, juxtaposant ainsi deux termes équivalents.
  • Rattachant sans doute le mot à śᵉbākâ « filet » (avec sin initial), σ′ traduit diktuôᵢ (« filet, réseau de mailles ») et α′ : suchneôni (« masse drue et compacte », d’où « buisson, broussailles serrées »).
  • V : vepres.

Intertextualité biblique

1–19 Abraham, type du croyant

Dans l'AT

Si 44,20 insiste sur la fidélité d’Abraham dans l’épreuve. Selon Sg 10,5 la Sagesse le « conserva sans reproche devant Dieu et le garda fort contre sa tendresse pour son enfant ».

Dans le NT

Le NT souligne de même la foi sans faille du patriarche : pour He 11,17-19, c’est la foi au Dieu dont la puissance donne la vie aux morts : « Par la foi, Abraham, mis à l’épreuve, a offert Isaac, et c’est son fils unique qu’il offrait en sacrifice, lui qui était le dépositaire des promesses, lui à qui il avait été dit : C’est par Isaac que tu auras une postérité. Dieu, pensait-il, est capable même de ressusciter les morts ; c’est pour cela qu’il recouvra son fils, et ce fut un symbole ». Pour Jc 2,21, Abraham est le modèle de la foi corroborée par les œuvres.

11–18 Parallèle avec Hagar et Ismaël En Gn 21,15-19, confrontée à la mort imminente de son fils, Hagar est elle aussi témoin de l’intervention du messager divin qui est source de salut pour son fils et elle.

Liturgie

1–19 Usages de la péricope

Dans la liturgie synagogale

On lit Gn 22 comme parasha le second jour de la fête de Rosh Hashana (le Nouvel An juif, au début de l’automne), qui annonce le jugement de Dieu et appelle au repentir. On y prie en ces termes :

  • « Notre Père et Dieu de nos pères, accorde-nous un souvenir favorable, et du haut des cieux aie pour nous des pensées de salut et de miséricorde. Souviens-toi, en notre faveur, ô Éternel, notre Dieu, de l’alliance et du serment que tu as jurés à notre père Abraham sur le mont Moriyya. Considère la scène de l’Aqéda, alors qu’Abraham lia son fils Isaac sur l’autel, étouffant sa tendresse pour faire la volonté d’un cœur sincère. Puisse de même ta miséricorde étouffer ton courroux envers nous et que, par ton immense bonté, ta colère s’éloigne de ton peuple, de ta ville et de ton héritage ! Souviens-toi aujourd’hui du sacrifice d’Isaac, en faveur de sa postérité. Loué sois-tu, Éternel, qui te souviens de l’Alliance. »

Dans le rite séfardite, outre l'usage précédent, 

  • une paraphrase versifiée de ce texte, intitulée Gnet changnaré ratson dans la translittération séfardite, se chante le matin du premier jour de la fête ; 
  • la péricope est en outre récitée quotidiennement dans l'office du matin au début de la prière publique.

Dans la liturgie latine : typologie christologique

On lit la ligature d'Isaac durant la liturgie de la résurrection le samedi saint, au moins depuis l'an 1570. Depuis 1951, date du rétablissement de la vigile pascale, l’Aqéda est la deuxième d’une série de sept lectures de l’AT (Gn 1,1-2,2 ; 22,1-13.15-18 ; Ex 14,15-15,1a ; Is 54,5-14 ; 55,1-11 ; Ba 3,9-15.32-4,4 ; Ez 36,16-17a.18-28). Celles-ci représentent les interventions de Dieu dans l’histoire depuis la création, culminant dans les lectures de la célébration eucharistique : l’épître (Rm 6,3b-11, sur le baptême dans la mort et la résurrection du Christ) et l’évangile (un récit synoptique sur la découverte du tombeau vide et l'annonce de la résurrection).

Tradition juive

13a bélier Réalité protoctiste Cet animal est mentionné avec les dix choses créées par Dieu dès l’aube du monde.

  • m. ’Abot 5,6 « Dix choses furent créées à la veille du sabbat [de la création], au crépuscule. Ce sont : (1) l’ouverture de la terre [qui engloutit Corah et son camp, Nb 16,32], (2) l'ouverture du puits [qui abreuva les enfants d’Israël dans le désert, Nb 21,16-18], (3) la bouche de l’ânesse [de Balaam, Nb 22,28-30], (4) l’arc-en-ciel [Gn 9,13], (5) la manne, (6) le bâton [de Moïse], (7) le chamir [pierre, ou ver, qui servit à tailler la pierre sans utiliser de métal lors de la construction du Temple], (8) les lettres [de l'alphabet] ; (9) l'écriture ; (10) les tables [gravées avec les commandements]. Quelques-uns ajoutent : les mauvais esprits, la tombe de Moïse et le bélier d’Abraham notre père. D’autres ajoutent encore : que les premières tenailles [de l'homme] furent confectionnées à l'aide des tenailles créées [par Dieu à ce moment]. »

La « Prière de Joseph », apocryphe cité par Origène, fait également d'Abraham et d'Isaac des entités protoctistes :

  • Origène Comm. Jo. 2,25 (2§189, sur Jn 1,6) : « [...] je [= Jacob] suis un ange de Dieu et un esprit primordial ; Abraham et Isaac ont été créés avant toutes choses ; [...] je suis le premier-né de tout vivant, vivifié par Dieu. »

13a cornes Immobilisation en vue de conversion

  • Yal. 1,101 : Israël est toujours dans le péché, mais grâce aux cornes, comme le bélier, il est embrouillé, immobilisé, puis sauvé et présenté à Dieu (jeu de mots sur « corne de salut » ; cf. Ps 18,3 ; Lc 1,69).

Tradition chrétienne

1–19 Typologie Dès l’Épître de Barnabé, la tradition ancienne a lu dans ce récit une illustration de l’obéissance d’Abraham et de sa puissance prophétique, mais aussi et surtout l’anticipation de la Passion du Christ préfigurée par le sacrifice d’Isaac. Les Pères de l’Église concentrent leur attention sur différents aspects de la réalité théologique préfigurés par les types que sont Abraham et Isaac.

Abraham

Irénée souligne deux qualités importantes d’Abraham.

  • D’abord, il fut un homme de foi : Irénée de Lyon Haer. 4,5,5 « Par le Verbe, Abraham avait été instruit sur Dieu, et il crut en lui : aussi cela lui fut-il imputé à justice par le Seigneur, car c’est la foi en Dieu qui justifie l’homme. »
  • En second lieu, Abraham fut un prophète et vit dans le sacrifice de son fils le sacrifice à venir du Fils de Dieu : Irénée de Lyon Epid. 44 « Et comme Abraham était prophète, il voyait ce qui devait arriver dans l’avenir, à savoir que, revêtu de la forme humaine, le Fils de Dieu, dans un premier temps, s’entretiendrait avec les hommes. »

Le parallèle entre Abraham et Dieu est un thème bien développé par Éphrem :

  • Éphrem le Syrien Comm. Gen. 7,9-13 « En ce sens que Abraham a donné tout son amour à Dieu à travers son fils, Dieu a donné tout son amour à travers son premier-né. Et parce que Abraham a souffert, pour l’amour de Dieu, pendant qu’il sacrifiait son fils, Dieu a supporté les transgressions de la tribu d’Abraham pour l’amour d’Abraham. »

Isaac

  • Clément d'Alexandrie Paed. 1,5,23,1-2 « Isaac […] est le type du Seigneur : enfant en tant que fils — puisqu’il était le fils d’Abraham comme le Christ est le fils de Dieu — victime comme le Seigneur. Mais il ne fut pas consumé, comme le fut le Seigneur. Isaac se borna à porter le bois du sacrifice, comme le Seigneur celui de la croix. […] Non seulement, donc, [Isaac] réservait comme c’est naturel le premier rang de la souffrance au Logos, mais de plus, en n’étant pas immolé, il désigne symboliquement la divinité du Seigneur. »

→L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac

13a un bélier retenu dans un buisson Le Christ couronné d'épines Isaac n’est pas le seul type préfigurant le Christ, pour Augustin il en est de même du bélier :

  • Augustin d’Hippone Civ. 16,32,1 « Enfin, parce qu’Isaac ne devait pas être immolé, après que son père fut empêché de le frapper, qui était donc ce bélier dont l’immolation acheva le sacrifice par l’effusion d’un sang symbolique ? Il était retenu par les cornes dans un buisson quand Abraham le vit. Que figurait-il donc, sinon Jésus couronné par les épines des Juifs avant d’être immolé. »

Théologie

1–19

THÉODICÉE Immoralité des patriarches ?

Dans ce récit, non seulement Abraham est mis à l’épreuve, mais notre foi aussi. Avec cet épisode, Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 104,4,2 met en série scandaleuse plusieurs « ordres de Dieu contraires à la vertu. C’est ainsi qu’il commanda […] aux Juifs de dérober les biens des Égyptiens (Ex 11,2) ce qui est contraire à la justice ; et au prophète Osée (Os 1,2) d’épouser une femme adultère, ce qui est contraire à la chasteté ». Il répond ainsi :

  • Thomas d’Aquin Sum. theol. IIa-IIae 104,4 ad 2 « Dieu ne peut rien prescrire de contraire à la vertu, puisque la vertu et la rectitude de la volonté humaine consistent avant tout dans la conformité à la volonté de Dieu et l’obéissance à ses ordres, encore que ses ordres puissent contredire parfois la pratique ordinaire de telle ou telle vertu. Ainsi l’ordre donné à Abraham n’alla pas contre la justice, puisque Dieu est l’auteur de la vie et de la mort ; pas plus que l’ordre donné aux Hébreux de dérober les biens des Égyptiens, puisque tout appartient à Dieu qui le donne à qui bon lui semble. Pareillement, l’ordre donné à Osée d’épouser une adultère n’était pas contraire à la chasteté, puisque Dieu est l’ordinateur de la génération humaine, et que les relations réglées par lui ne peuvent être que légitimes. »
  • L’idée est déjà présente chez Augustin d’Hippone Quaest. Hept. 7,36 « Dieu certainement a établi des lois légitimes, mais ces lois, c’est aux hommes qu’il les a imposées, et non à lui. Tout ce qu’il a prescrit en dehors de cet ordre commun, n'a pas rendu prévaricateurs ceux qui l’ont exécuté, mais ils ont été pieux et soumis : ainsi Abraham immolant son fils. »

THÉODICÉE Justice de Dieu

Abraham reçoit le fils de la promesse mais est aussi appelé à le rendre à Dieu, selon une stratégie divine fréquente dans l’AT. La mère de Moïse doit donner son fils à la fille de Pharaon (Ex 2,1-10) ; le fils d’Anne, Samuel, est consacré au sanctuaire de Silo (1S 1) ; l’enfant de David et Bethsabée meurt (2S 12). Dieu est celui d’où vient tout don parfait, mais qui du coup, a toute autorité pour le réclamer : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris : que le nom du Seigneur soit béni ! » (Jb 1,21).

  • Thomas d’Aquin Sum. theol. Ia-IIae 94,5 ad 1 « Tous les hommes, tant coupables qu’innocents, meurent de mort naturelle. Cette mort est voulue par la puissance divine […] selon 1S 2,6 : "C’est Dieu qui fait mourir et qui fait vivre." C’est pourquoi la mort peut être infligée sans aucune injustice par ordre de Dieu, à n’importe quel homme, coupable ou innocent. »

Mais cette justice trouve son accomplissement dans le mystère pascal survenu en Christ :

  • Irénée de Lyon Haer. 4,5,4 « Car, en Abraham, l’homme avait appris par avance et s’était accoutumé à suivre le Verbe de Dieu : Abraham suivit en effet dans sa foi le commandement du Verbe de Dieu, cédant avec empressement son fils unique et bien-aimé en sacrifice à Dieu, afin que Dieu aussi consentît, en faveur de toute sa postérité, à livrer son Fils bien-aimé et unique en sacrifice pour notre rédemption. »

THÉOLOGIE SPIRITUELLE Pédagogie divine

Malgré les apparences, Dieu n’est pas contradictoire. Il est au contraire très conséquent dans sa pédagogie vis-à-vis d’Abraham. Il l’amène, peu à peu, mais sans l’y forcer, à une obéissance qui émane de sa liberté intérieure. Celle-ci consiste à écouter la voix de Dieu, plutôt que de vouloir « épargner » le don en le gardant pour soi. Cette liberté accorde l’homme avec Dieu et avec sa bénédiction surabondante. C’est alors que l’alliance s’accomplit, comme le souligne le commentaire du nom Moriyya, qui suggère l’échange de regards entre Dieu et Abraham (cf. Ex 24,10-11).

CHRISTOLOGIE

Dieu demande à Abraham le sacrifice de son fils Isaac, comme une préfiguration du sacrifice qu’il ferait lui-même de son propre fils, Jésus, en faveur des enfants d’Abraham. Ce qu’il n’a finalement pas demandé à Abraham, Dieu l’a fait pour l’Église. Abraham prophétise donc (Tradition chrétienne Gn 22,8a), lorsqu’il répond à la question d’Isaac en affirmant que Dieu pourvoira au sacrifice : il donne non seulement le bélier au mont Moriyya, mais aussi son fils au mont Golgotha. →L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac 

Usage dans la controverse sur le traitement réservé aux Indiens d’Amérique

Au 16e s., l’évêque Bartolomé de Las Casas cite Gn 22,1-19 dans la controverse qui l’oppose à Juan Ginés de Sepulveda. Ce dernier considérait légitime la conquête de l’Amérique et l’asservissement des Indiens, qu’il tenait pour barbares en raison des sacrifices humains pratiqués dans leur religion. Dans le débat mené à Valladolid contre les thèses de ce théologien et bien qu’il tînt lui aussi pour une erreur les sacrifices humains, Las Casas défendit les actions des Indiens en raison de leur ignorance invincible :

  • Bartolomé de Las Casas Apología f. 154-161 « Dans les limites de la lumière de la raison naturelle, là où la loi humaine ou divine n’est plus en vigueur, et, ajouterions-nous, là où manquent la grâce et la doctrine, les personnes doivent immoler des victimes humaines au vrai Dieu ou au Dieu tenu pour véritable » étant donné que le bien le plus précieux est celui de « la vie humaine ».

Les arguments bibliques utilisés par Las Casas sont celui du sacrifice (manqué) d’Isaac et celui du sacrifice (réalisé) de la fille de Jephté (Jg 11,29-40) :

  • Bartolomé de Las Casas Tratados de 1552 f. 49-51 « Pourquoi Dieu a-t-il demandé à Abraham qu’il lui sacrifiât son fils ? Au-delà du grand mystère qu’il a voulu signifier, et la preuve d’obéissance qu’il a voulu demander à son serviteur, c’était aussi pour nous faire comprendre que tout ce qui existe lui est dû, et que, si à la fin il ne permit pas qu’il fût sacrifié, ce fut par une marque de son infinie bonté et par compassion envers Isaac. Ce motif apparaît dans le cas de Jephté, lequel sacrifia sa fille pour accomplir le vœu qu’il avait prononcé. Jephté en vint à réaliser cette action quoique sans faire preuve de discernement, car il avait vu que Dieu avait demandé un sacrifice semblable à Abraham. »

Philosophie

1–19 Abraham « chevalier de la foi », ou : L’articulation de la foi à l’éthique

  • Kierkegaard Frygt  (1843), insiste sur le rôle de la foi dans une relation entre une personne et Dieu. Il est convaincu que le christianisme contemporain a troqué une foi vivante contre une vertu éthique conventionnelle, et a ainsi perdu ce qui est au coeur de la Bonne Nouvelle. Il souligne l’antithèse entre foi et éthique : en sacrifiant Isaac dans la crainte et le tremblement, Abraham transcende les limites de l’éthique et devient un « chevalier de la foi ». Dieu a une autorité supérieure, alors que l’existence et la pensée humaines sont toujours limitées, contrairement à la philosophie de Hegel. L’homme est ainsi invité à mettre au centre de sa vie la foi et la révélation.

Psychologie

1–19

Un épisode aussi présent que refoulé

L'épisode hante la réflexion des fondateurs de la psychologie des profondeurs au point d'y être refoulé, ou théorisé sans être nommé.

  • Freud Totem : Dans l'analyse des fondements du monothéisme, l'accent porte sur la figure du fils sacrifiant son père, en lien avec sa conception du complexe d'Œdipe (bien que la légende grecque commence avec l'attentat de Laïus contre la vie de son fils). L'exemple d'Abraham et Isaac aurait pu apporter de sérieux correctifs à cette thèse centrale mais dans sa réflexion sur le judaïsme, Freud ne s'y attache guère : il se concentre sur Moïse (Freud Moses). Abraham demeure un angle mort dans la réflexion freudienne.
  • Jung Sacrifice : Le sacrifice est une pulsion venue de l'inconscient, ce qui rend l'acte de sacrifier psychologiquement impossible : l'ego ne peut pas décider de faire un sacrifice. Quand un acte de sacrifice a lieu, c'est le symptôme de processus de transformation en cours dans l'inconscient, mais dont les contenus et les sujets restent inconnus. En tant que tel, du fait qu'on ne peut faire dériver l'inconscient de la sphère du conscient, le sacrifice échappe donc à une intelligibilité maîtrisée par l'ego (dimension de mystère). Le cœur du sacrifice, consiste pour le conscient à remettre ses pouvoirs et ses possessions à l'inconscient. Le sacrifice est ainsi un symbole de la thérapie : tandis que le moi conscient ou ego ne peut/veut pas s'y soumettre, elle a lieu, et permet au Moi transcendantal (avec sa composante inconsciente) d'imposer à l'ego le renoncement à ses prétentions, au nom d'une autorité plus grande qui permet à ce Moi de grandir. Tout progrès du Moi requiert que l'ego se sacrifie à quelque chose de plus grand que lui. Ne peut-on pas lire en filigrane une interprétation allégorique du sacrifice d'Abraham ? 

Cf. Spitzer Anais N., « Abraham and Isaac », dans Adams Leeming David, Wood Madden Kathryn, Marlan Stanton (éd.), Encyclopedia of Psychology and Religion: L-Z (Springer Reference), London : Springer, 2010, 1-3.

Exploration de la complexité de la relation entre parents et enfants

De nombreux auteurs contemporains font appel aux sciences humaines pour relire le récit de la ligature d’Isaac. En voici quelques exemples :

  • Marie Balmary (1986) lit le passage en fonction de son expérience psychanalytique clinique. Elle partage avec Rachi (Tradition juive Gn 22,2b) la conviction que Dieu ne veut pas le sacrifice d’Isaac. Il veut seulement que le fils d’Abraham soit « élevé » sur la montagne en sacrifice symbolique. Abraham ne comprend pas la demande divine par impossibilité de considérer Isaac comme une personne individuelle : inconsciemment il refuserait que son fils pût un jour lui ravir sa place et vivre pour lui-même. Pour lui, sacrifier son fils signifie tuer Isaac. Dieu vient libérer Abraham de cette limite psychologique en lui montrant la possibilité d’un sacrifice de substitution : le bélier mâle, symbole de la paternité d’Abraham. C’est sa paternité mal comprise qui doit être sacrifiée, pour qu’Isaac devienne un homme adulte et libre.
  • Poussant plus loin la rêverie anthropologique, Jo Cheryl Exum (1985) développe à la manière féministe une ligne d’interprétation présente dans Tanḥ. (Par. Uayira 23). Elle s’interroge sur l’absence de Sara : la matriarche a perdu son fils chéri au profit de son père, et sa propre mort a peut-être bien été causée par ce qui est arrivé à Isaac au mont Moriyya.
  • De même pour Phyllis Trible (1991), le récit serait gros d’une rhétorique divine visant à guérir les parents de toute possessivité idolâtrique vis-à-vis de leurs enfants. Abraham et Sara ainsi libérés inviteraient le lecteur moderne à s’approprier le récit en toute liberté, rendant à Dieu la place d’honneur dans l’effort interprétatif.

Islam

1–19

Récit

Le Coran évoque le sacrifice d’Abraham, en poursuivant la ligne d’interprétation midrashique selon laquelle Abraham n’a pas bien compris l’ordre de Dieu (Tradition juive Gn 22,2b). C’est en songe qu’Abraham se voit immoler son fils :

  • Coran sour. 37,102-109 « Quand l’enfant eut atteint [l’âge] d’aller avec son père, celui-ci dit : ― Mon cher fils ! en vérité, je me vois en songe, en train de t’immoler ! Considère ce que tu en penses ! — Mon cher père, répondit-il, fais ce qui t’est ordonné ! Tu me trouveras, s’il plaît à Allah, parmi les Constants. Or quand ils eurent prononcé le salâm et qu’il eut placé l’enfant front contre terre, Nous lui criâmes : ― Abraham ! tu as cru en ton rêve ! En vérité, c’est là l’épreuve évidente ! Nous le libérâmes contre un sacrifice solennel et Nous le perpétuâmes parmi les Modernes. Salut sur Abraham ! »

On ne précise pas quel est le fils dont il est question (Tradition juive Gn 22,2a) : Isaac, Ismaël et Jacob (fils d’Isaac) sont souvent mentionnés dans des récits. Tabari Jāmi‘ al-bayān (à la fin du 9e s.) penchait pour Isaac, mais les traditions populaires ont fini par choisir Ismaël, fils premier-né d’Abraham et vénéré comme l’ancêtre des Arabes. 

Rite

L’islam célèbre le sacrifice d’Abraham avec la fête de l’Aïd al-Adha (« la fête du mouton ») ou Aïd el-Kebir (« la grande fête ») qui clôture le pèlerinage à La Mecque, le dixième jour du dhû al-hijja (dernier mois lunaire du calendrier musulman). À La Mecque même, et partout dans le monde, on immole un animal en souvenir du geste de soumission d’Abraham, lors de l’épisode du « non-sacrifice » du fils. La bête immolée est ensuite consommée par les membres de la famille et les amis. Une part est réservée pour le partage avec les plus défavorisés. Cette fête clôt le cycle annuel des fêtes de l’Islam.

Littérature

1–19 Les auteurs littéraires exploitent le pathos du récit : chaque époque a su y puiser. En voici quelques exemples parmi les plus célèbres.

Moyen Âge

La ligature d’Isaac revient souvent dans les mystères du Moyen Âge, autant en français qu’en anglais. Ils supposent la typologie d’Isaac comme figure du sacrifice de Jésus sur la Croix et dans l’Eucharistie et s’intéressent surtout au fils, avec l’accent sur ses sentiments et sur son obéissance envers son père jusqu’à la mort.

Renaissance

Théodore de Bèze, disciple de Calvin, écrivit son drame Abraham sacrifiant (1550) sous la forme d’un mystère. Abraham y fait figure tragique, profondément émotive et hésitante, pour savoir s’il doit suivre l’ordre de Dieu ou préserver la vie de son fils bien-aimé. Finalement, l’acte de foi prévaut. La tragédie de de Bèze, qui met l’accent sur la foi d’Abraham au détriment d’une interprétation christologique de la personne d’Isaac, compare le catholicisme au protestantisme, et promeut ce dernier.

Le poète catholique anglais Richard Crashaw (ca. 1613-1649) revient à la typologie antérieure : Isaac et le bélier préfigurent le Christ dans l’Eucharistie (Lauda Sion Salvatorem, str. 12).

Époque moderne

La perplexité d’Abraham est traitée dans la littérature moderne anglaise de plusieurs façons : comique par Henry Fielding dans Joseph Andrews (1742) ; ironique par William Blake dans The Book of Urizen (1794) ; tragique par Thomas Hardy dans Tess of the d’Urbervilles (1891).

Époque contemporaine

Symbole de la destinée juive
  • Halpern Leivick (1888–1962), poète de langue yiddish, commente en 1956 un souvenir d’enfance et réinterprète l’Aqéda à travers le prisme de la Shoa : « Lorsque j’étais enfant, mon Rebbe me racontait l’histoire du sacrifice d’Isaac — Rebbe, disais-je angoissé, et si l’Ange était arrivé en retard ? — Sache, mon fils, répliquait le Rebbe, que l’Ange n’arrive jamais en retard ». Leivick ajoute : « Aujourd’hui nous savons que six millions de fois l’Ange est arrivé en retard » (rapporté par André Neher, Dans tes portes, Jérusalem, Paris : Michel, 1972).
Interprétations « anthropologiques »

De nombreux auteurs contemporains font appel aux sciences humaines pour relire le récit de la ligature d’Isaac : Psychologie Gn 22,1–19.

Arts visuels

1–18 L’Aqéda a une force dramatique qui se prête aisément à la représentation visuelle. La peinture occidentale n’a pas cessé de représenter la scène de la ligature (mais aussi les épisodes qui la précèdent : la marche, l’arrêt avec les serviteurs, …). Textes anciens Gn 22,1–19

Durant l’Antiquité

On trouve de nombreuses représentations juives et chrétiennes de l’Aqéda, qui éclairent l’interprétation du passage en question. Grégoire de Nysse Deit. (PG 46,572-573) et Augustin d'Hippone Faust. 22,73 témoignent de leur importance pour les fidèles.

L’art funéraire chrétien

offre les représentations les plus anciennes de la péricope : les Catacombes de Saint-Callixte et celles de Priscille à Rome (toutes deux du 3e s.). Les peintures des catacombes ne sont pas typologiques et soulignent toujours l’aspect de délivrance. Les représentations de l’Aqéda sur des sarcophages chrétiens introduisent des détails extrabibliques tels que la présence de quelques curieux ou de Sara. L’exemple le plus ancien est le Sarcophage de Sainte-Quitterie à Aire-sur-l’Adour (4e s.).

Le sacrifice d'Abraham et la guérison du Paralytique, (4e s.), Sarcophage de sainte Quitterie, Crypte de l'église de Sainte-Quitterie (Aire-sur-l'Adour), © CC BY-SA 4.0→

Le sacrifice d’Isaac des mosaïques de San Vitale et de Sant’Apollinare in Classe (basiliques de Ravenne, 6e s.) est représenté dans un contexte liturgique clairement relié à l’Eucharistie. Abraham est représenté à côté d’Abel et de Melchisédech. Le sacrifice de son fils préfigure le sacrifice parfait du Christ.

Les représentations juives

se trouvent principalement dans des synagogues. La plus ancienne est celle de Doura Europos (245 ap. J.-C.) où la scène est représentée sur le fronton de la niche centrale où se trouve l’armoire de la Tora, près d’une représentation du Temple, ce qui souligne le lien entre l’Aqéda, la Tora et le culte du Temple. La fresque de Doura Europos montre aussi la première image de la main de Dieu. Arts visuels Gn 11,27–25,11

L’Aqéda de la synagogue de Beit Alpha (ca. 520) représente Isaac comme un petit enfant sans défense, et donne la prééminence au rôle joué par le bélier dans l’histoire. Ces deux détails, Isaac représenté comme un enfant et le rôle important joué par le bélier, diffèrent de la tradition scripturaire et témoignent du développement de l’Aqéda dans la théologie juive.

 L'Akedah, (Mosaïque, 6e s.) Synagogue de Beit Alpha, © Domaine public→

Au Moyen Âge

Le sacrifice d’Abraham fait partie du programme iconographique de nombreux édifices sacrés. Par exemple, au pied-droit gauche du portail central de la cathédrale de Chartres (1205-1240), Abraham et Isaac (un peu comme un martyr et son attribut) regardent tous les deux dans la même direction, écoutant la parole de Dieu et contemplant le mystère accompli en Christ (de même le portail ouest de la cathédrale de Senlis et le chapiteau du cloitre de Moissac).

Parmi les œuvres de sculpteurs connus, remarquable est « Le sacrifice d’Isaac » de Donatello (ca. 1418, marbre, Museo dell’Opera del Duomo, Florence), présentant Abraham debout s’apprêtant à lever son couteau sur son fils à genoux qu’il tient par la tête serré contre lui. Un siècle plus tard, Le sacrifice d’Isaac par Alonso Berruguette (1526-1532, bois polychrome, Musée National des sculptures religieuses, Valladolid) reprendra la même composition, mais avec un mouvement quasi expressionniste : Abraham la tête renversée comme pour ne pas voir ce qu’il va faire, ou bien dans un instant de supplication criée vers Dieu, tient Isaac par les cheveux.

Alonso Berruguete , Le sacrifice d'Isaac, (Bois polychrome, 1526),  retable du monastère de Saint-Benoît - Valladolid, Museo Nacional de Escultura (Valladolid), © Domaine public→ 

L’histoire d’Abraham de Lorenzo Ghiberti (1425-1452, bas-relief en bronze doré, baptistère de Florence)  inscrit la scène dans son contexte narratif complet, depuis l’annonciation par les trois anges.

Sans parler des innombrables gravures sur bois, de nombreuses enluminures, tant chrétiennes que juives, représentent le sacrifice d’Abraham. Particulièrement remarquable est la double enluminure du Miroir de l’humaine salvation (France, milieu du 15e s., BNF, Manuscrits, français 188, f. 26 v°) mettant en regard Isaac portant le fagot derrière Abraham (l’épée à l’épaule et le feu à la main) et le Christ portant sa croix ; de même, un siècle plus tôt, une page des Très belles Heures de Notre-Dame de Jean de Berry (vers 1400, enluminure sur parchemin, Museo Civico d’Arte Antica, Palazzo Madama, Turin).

À la Renaissance

On peut signaler le très sculptural Sacrifice d’Isaac d’Andrea Mantegna (ca. 1490/1495, huile sur toile, Kunsthistorisches Museum, Vienne), qui présente un Isaac à la taille d’un enfant comparée à celle de son père, mais à la morphologie d’adulte.

À l’âge classique

Les plus grands peintres italiens ont exploité ce thème, en particulier Le Titien et Le TintoretLe Caravage traite au moins deux fois Le sacrifice d’Isaac, en 1601-1602 (huile sur toile, Galerie des Offices, Florence) puis en 1605 (huile sur toile, Piasecka-Johnson Collection, Princeton). Il y saisit le moment du sacrifice et de l’intervention de l’ange, et offre un jeu de lumières spectaculaire (contre-jour presque complet dans la toile de 1605), qui souligne le pathos de la scène et introduit le spectateur à l’intérieur du drame. L’artiste représente avec une grande maîtrise les émotions des trois personnages : un Abraham docile mais perplexe, un Isaac horrifié et un ange déterminé qui montre le bélier de son doigt. La douceur du bélier et le paysage paradisiaque du fond tranchent avec la tragédie personnelle d’Abraham.

Le Caravage, Le sacrifice d'Isaac, (1602)

Galerie des Offices, Florence, © Domaine public→ 

Le Caravage , Le Sacrifice d'Isaac, (1605),  Princeton, États-Unis © Domaine public→

Un siècle plus tard, l’Autrichien Franz Anton Maulbertsch (1724-1796), Le sacrifice d’Isaac (huile sur toile, Musée des beaux-arts, Budapest) a également recours à un jeu de lumière extrêmement contrasté, focalisant toute l’attention sur le corps nu immaculé d’Isaac, alors qu’un Abraham au visage déterminé brandit le couteau, difficilement retenu par l’ange.

Rembrandt, Le sacrifice d’Abraham (huile sur toile, 1635, Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg) et Laurent de la Hire, Abraham sacrifiant Isaac (huile sur toile, 1650, Musée Saint-Denis, Reims) insistent sur l’innocence d’Isaac, aveuglé par la main de son père et au corps blanc comme une hostie, tandis que l’arme tombe de la main d’Abraham interpellé par l’ange.

Rembrandt, Le Sacrifice d'Isaac, (1635), Musée de l'Ermitage - Saint Petersbourg,© Domaine public→ 

Au 19e siècle

William Blake, Abraham Preparing to Sacrifice Isaac (Genesis, XXII, 9-12) (ca. 1783, dessin à l’encre et aquarelle sur papier, Museum of Fine Arts, Boston), montre un Abraham entourant Isaac de bras protecteurs n’osant pas lever le couteau et levant craintivement les yeux vers le ciel comme s’il attendait vraiment confirmation, ou comme si l’ange venait de lui parler. Littérature Gn 22,1–19

Au 20e siècle

Marc Chagall a traité plusieurs fois le récit du sacrifice d’Abraham. Le sacrifice d’Isaac de 1960-1966 (huile sur toile, Musée national, Nice) donne par son style onirique un sens universel au sacrifice d’Isaac. Il introduit en arrière-plan une scène de la Shoa ainsi qu’une silhouette portant une croix, poursuivant ainsi la tradition iconographique qui relie l’Aqéda d’Isaac avec la crucifixion de Jésus (→L’agonie de Jésus et la ligature d’Isaac), tout en montrant également l’universalité de la douleur d’Abraham. Non seulement l’Église et la Synagogue trouvent dans l’Aqéda un symbole puissant des mystérieuses relations entre Dieu et les croyants, mais aussi chaque génération du genre humain peut s’identifier avec Abraham dans cette dramatique nécessité de choisir entre deux valeurs qui semblent irréconciliables. Chagall reprit le thème sur des vitraux de l’église Saint-Étienne de Mayence entre 1976 et 1981.

Parmi bien des reprises actualisantes du récit de la ligature d’Isaac, on peut citer :

  • George Segal, Sacrifice of Isaac (sculpture, 1979, Princeton University, Princeton), commandée par la Kent State University pour commémorer les quatre étudiants tués lors des manifestations contre la guerre au Vietnam le 4 mai 1970 ;
  • Albert J. Winn, Akedah (photo, 1995, Jewish Museum, New York) ; Isaac est représenté par un malade séro-positif).

Enfin, dans des genres plus populaires,

  • le péplum de John Huston, The Bible: In the Beginning (1966, avec George C. Scott, Ava Gardner et Peter O’Toole), se termine par le sacrifice d’Isaac : Abraham y remet en question la voix qui ordonne de sacrifier son fils, montrant son angoisse et même sa colère.

La bande dessinée elle-même s’est approprié le récit :

  • Le premier album de la série Testament de Douglas RushkoffAkedah (Vertigo Books, 2006), s’ouvre sur l’histoire d’Abraham et d’Isaac. Il interprète la demande divine comme une illusion dont Abraham est victime de la part du Moloch cananéen et illustre le changement dans la conception de Dieu qui commence avec ce récit. En parallèle actualisant, il raconte l’histoire d’Alan Stern qui sauve son fils Jake d’une armée au service d’un gouvernement tyrannique.