Parmi les célèbres représentations des quatre évangélistes comme quatre animaux ou « vivants », venues des visions d'Ezéchiel et de l'Apocalypse, c'est la figure de l'homme qui représente Matthieu. L'Évangile selon saint Matthieu, en effet, constitue une →Vie de Jésus qui rend celui-ci profondément humain. Matthieu est le seul à commencer par donner sa généalogie, et à insister autant sur les circonstances de sa naissance (lui seul nous raconte la merveilleuse histoire des rois-mages !), de son enfance et de ses relations avec sa famille.
Dans sa « vie de Jésus », Matthieu enchâsse 6 grands enseignements. Juif écrivant probablement en hébreu pour des juifs, et peut-être lui-même « scribe devenu disciple du royaume qui tire de son trésor du neuf et du vieux » comme il semble se décrire en plein cœur de son évangile (Mt 13,51-52, cf. Mt 9,9 ; 23,34), il place un accent particulier sur l'enseignement du nouveau →Moïse que Jésus est à ses yeux. Jésus promulgue à nouveau la Tora mosaïque dans sa pureté (Mt 5,17-20), rejette diverses innovations pharisiennes, insiste sur le Décalogue et les grands commandements de l'amour de Dieu et du prochain et aborde d'autres sujets (comme le divorce, Mt 5,31s ; 19,1-10) dans la mesure où ils relèvent de ces commandements. Il suggère que les actes de ses disciples correspondent au véritable culte. Il compare ceux qui le suivent au le sel de la terre, à la lumière sur une montagne, ou à la lampe sur son support (Mt 5,13-16). Autant de symboles qui évoquent la « maison bâtie sur le roc » (Mt 7,24), qu'est le Temple de Jérusalem.
Surtout, →Jésus, tel un nouveau →Josué, fait entrer ses disciples dans la Terre promise véritable qu'est le « Royaume des Cieux ». Il l'inaugure (Mt 3,2 ; 4,7) en restaurant l'autorité souveraine de Dieu comme Roi reconnu, servi et aimé. Pleine d'humanité est sa compassion dans les célébrissimes béatitudes qui annoncent le bonheur de ce Royaume aux plus pauvres dans le premier enseignement, le fameux « Sermon sur la Montagne ». L'importance accordée à la justice est profondément humaine : dans le Royaume, chacun doit poursuivre la justice (Mt 3,15 ; 5,6.10.20 ; 6,1.33 ; 21,32), qui est l'obéissance à la Loi comprise comme réponse humaine à la bienveillance du Père.
Ce Royaume des Cieux a été préparé et annoncé par les Écritures. Matthieu s'attache particulièrement à montrer en Jésus leur « accomplissement ». Il les cite expressément 14 fois et ne cesse d'y faire allusion. Jésus est pour lui le →messie qu'elles annoncent. Dès le début de son évangile, Jésus est à la fois « fils de Dieu » comme tous les rois de la dynastie davidique et, beaucoup plus mystérieusement, l'« Emmanuel » (Dieu-avec-nous) annoncé dans les antiques prophéties d'Isaïe. À la fin de l'évangile, Jésus en tant que « fils de l'homme » est doté de toute autorité divine sur le Royaume, aux cieux comme sur la terre, à l'instar du jeune dieu qui s'approchait du trône du Vieillard dans la prophétie de Daniel.
Il n'est donc pas étonnant qu'avec Jean, l'évangile de Matthieu ait été de loin le plus populaire des quatre dans les premières générations chrétiennes. D'ailleurs, ne leur fournissait-il pas un véritable manuel de vie en commun ? Parmi les évangélistes, Matthieu se distingue aussi par son intérêt explicite pour l'Église ; il est le seul à employer le terme d’ekklesia (Mt 16,18 ; 18,17). Outre les principes d'une conduite juste qu'il fixe pour la communauté, il rappelle à ses chefs à la fois l'origine divine de leur autorité (Mt 16,18 : le fameux « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » dont se prévalent les papes) et leur faiblesse (la trahison les menaçant dès l'origine : Mt 26,69-75). Matthieu était sans illusion : son évangile demeure plus pertinent que jamais.
TEXTE
Critique textuelle
Avec celui de Jean, l’évangile de Matthieu est l’évangile le plus représenté dans les manuscrits d’avant le 3e s. publiés à ce jour, en raison, probablement, de leur popularité dans la liturgie comme dans la dévotion privée. Indices de la faveur du premier évangile (le plus souvent cité par la tradition de l’Église), les manuscrits de Marc et de Luc présentent de nombreuses variantes correspondant à des harmonisations faites d’après Matthieu. La prédominance de cet évangile peut avoir contribué à la stabilité de son texte et à la qualité de sa transmission : sur les 1071 versets qu’il comporte, 642 ne présentent pas de variantes et très peu de conjectures ont été proposées par les spécialistes de critique textuelle.
Proposition d’une structure du livre
Sur le plan rhétorique
On distingue onze sections dans le récit de Matthieu : cinq sections à dominante discursive (chap. 5-7 ; 10 ; 13 ; 18 ; 23-25, chacune terminée par une formule du type « et il advint, quand Jésus eut achevé ce discours »), encadrées par 6 sections à dominante narrative (chap. 1-4 ; 8-9 ; 11-12 ; 14-17 ; 19-22 ; 26-28). Récits et discours alternent ainsi :
récit : enfance et début du ministère (1-4)
discours : enseignement de Jésus, le sermon sur la montagne (5-7)
récit : dix miracles montrant l'autorité de Jésus, invitation aux disciples (8-9)
discours missionnaire (10)
récit : Jésus rejeté par « cette génération » (11-12)
discours : sept paraboles sur la parole, moyen d'entrer dans le Royaume (13)
récit : Jésus reconnu par les disciples (14-17)
discours : la vie communautaire dans l'Église (18)
récit : autorité de Jésus, dernière invitation (19-22)
discours apocalyptique : malheurs, venue du Royaume (23-25)
récit : mort et résurrection (26-28).
On remarquera la correspondance des récits (nativité et vie nouvelle, autorité et invitation, refus et reconnaissance), et le rapport entre le premier et le cinquième discours, et entre le deuxième et le quatrième ; le troisième discours forme le centre de la composition.
Sur le plan thématique
La ponctuation par la formule « à partir de ce jour, Jésus commença à dire/montrer … » (Mt 4,17 ; 16,21) permet de repérer trois parties dans l’évangile en tant que proclamation de Jésus comme Messie :
- présentation de la personne du Messie (Mt 1,1-4,16) ;
- proclamation de sa royauté (Mt 4,17-16,20) ;
- inauguration paradoxale de son règne par ses souffrances, sa mort et sa résurrection (Mt 16,21-28,20).
Procédés littéraires
La grande composition circulaire autour du chapitre 13 proposée ci-dessus est relayée par d'innombrables constructions en chiasmes, à tous les degrés de la textualité du premier évangile. D'autres dynamiques structurent puissamment la prose matthéenne.
L'alternance des titres de Jésus
- Le titre Fils de Dieu revient aux moments décisifs du récit : le baptême (Mt 3,17) ; la confession de Pierre (Mt 16,16) ; la transfiguration (Mt 17,5) ; le procès de Jésus et sa crucifixion (Mt 26,63 ; 27,40.43.54).
- Lié à ce titre-là, on trouve celui de Fils de David (dix fois, ainsi Mt 9,27), en vertu duquel Jésus est le nouveau Salomon, guérisseur et sage. En effet, Jésus parle comme la Sagesse incarnée (Mt 11,25-30 ; 23,37ss).
- Le titre Fils de l'homme, que l'on rencontre tout au long de l'évangile, culminant à la dernière scène majestueuse (Mt 28,18ss), vient de Dn 7,13s, où il se trouve en rapport étroit avec le thème du Royaume.
La thématique ecclésiastique
Ces principes sont évoqués dans les grands discours, surtout au chap. 18 qui contient des principes en vue de prendre des décisions et de résoudre des conflits : la sollicitude pour la brebis égarée et pour les petits, le pardon et l'humilité. Les apôtres, avec Pierre à leur tête (Mt 10,2) participent à l'autorité de Jésus lui-même (Mt 9,8 ; 10,40) ; il mentionne aussi les prophètes, les scribes, les sages (Mt 10,41 ; 13,52 ; 23,34), Pierre étant juge de dernière instance (Mt 16,19). Et puisque le pouvoir, bien que nécessaire, est dangereux, les chefs ont besoin de l'humilité (Mt 18,1-9). Les portes de l'Hadès ne prévaudront pas contre l'Église (Mt 16,18), et elle est envoyée en mission au monde entier (Mt 28,18ss). Le style de vie apostolique ou missionnaire est lui-aussi décrit (Mt 9,36-11,1). Cependant, Matthieu ne se fait aucune illusion au sujet de l'Église. N'importe qui peut échouer (même Pierre, Mt 26,69-75) ; les prophètes peuvent dire le faux (Mt 7,15) ; dans l'Église saints et pécheurs sont mélangés jusqu'au dernier jugement, (Mt 13,36-43 ; Mt 22,11-14 ; 25). Tout l'évangile est encadré par le principe selon lequel Dieu est uni avec son peuple par Jésus Christ (Mt 1,23 ; 28,18ss). Il est compréhensible que cet évangile si complet et si bien organisé ait été reçu et employé par l'Église naissante avec une grande faveur.
CONTEXTE
La Tradition
D’après la plus ancienne tradition écrite, Matthieu a été le premier à organiser les souvenirs traditionnels de Jésus en un texte suivi :
- « Au sujet de Matthieu, il est dit ceci: Matthieu mit en ordre les logia en langue hébraïque/araméenne, et chacun les interpréta comme il pouvait » ( , évêque d’Hiérapolis vers 110, Explication des discours du Seigneur cité par Hist. Eccl. 3,39,16).
- Mt 9,9, que la tradition identifie à « Lévi, fils d’Alphée » (Mc 2,14 // Lc 5,27-28), comme si Jésus avait surnommé Lévi Matthieu, en utilisant deux prénoms sémitiques, et non pas un prénom sémitique et un prénom grec, comme c’était l’usage. interpréta l’ordre canonique comme un ordre généalogique: pour lui, Mc résume Mt. Mt est le témoignage oculaire de Matthieu (Maththaios: « Dieudonné », en grec Théodore, se retrouve dans toutes les listes d’apôtres), le percepteur d’impôt appelé par Jésus en
À l’époque moderne
Les données traditionnelles ont pu être mises en doute.
- Parce que Matthieu partage 80 % du texte de Marc (en plus court et en plus élégant) ; que tous deux suivent souvent le même ordre ; que Matthieu présente en plus les récits d’enfance, divers récits de guérison, de longs discours et les traditions pascales, on se mit à le lire comme une composition écrite à partir de Marc et un recueil de paroles de Jésus également utilisé par Luc (Une forme de Marc et ledit recueil constituant « les deux sources » de Matthieu et de Luc).
- Matthieu serait donc plus tardif que Marc, et aurait été composé entre 60 et 85, selon qu’on lise la prophétie de la destruction du Temple (Mt 25) comme authentique ou comme une réinterprétation communautaire d’après 70.
L’élégante « théorie des deux sources », nom que l'on donne à cette hypothèse, ne jouit cependant plus du consensus passé.
Nos propositions
Avec plusieurs grands interprètes d’aujourd’hui, nous lisons les évangiles synoptiques autant comme les résultats de diverses performances orales de la mémoire traditionnelle sur Jésus, que comme un travail d’édition d’un livre à partir d’autres livres. Marc et les paroles partagées avec Luc purent être connus de Matthieu à la fois comme sources orales et comme sources écrites.
Les passages propres au premier évangile
Il s'agit des traditions populaires (récits d’enfance; cycle de Judas ou de Pilate dans la Passion) ou des souvenirs plus particulièrement liés à un témoin (peut-être Pierre : Mt 14,28-31 ; 16,17ss ; 17,24-27), plutôt que de pures créations de l’évangéliste.
La relation entre l’évangéliste et le judaïsme
Une majorité de savants identifie les destinataires de Matthieu comme membres d'une communauté juive, peut-être de tendance pharisienne, apocalyptique et messianisante, au contact d’autres Juifs qu’il fallait convaincre de la messianité de Jésus.
- L'évangile la confirme, en effet, par de nombreux passages scripturaires (→Accomplir les Écritures) destinés à « prouver » de quelque manière : son ascendance davidique (Mt 1,1-17 ; 2,6), sa naissance miraculeuse (Mt 1,23), son séjour en Égypte (Mt 2,15), son ministère galiléen (Mt 4,14ss), de thaumaturge (Mt 11,4s) et de sage (Mt 5,17), son entrée à Jérusalem (Mt 21,5.16), son échec apparent comme le Serviteur souffrant d’Isaïe (Mt 12,17-21).
- L'Ancien Testament est cité à quatorze reprises, dont huit références proviennent d'Isaïe. À cette période, les Écritures constituaient une réserve de thèmes, de sujets et d'intrigues leur permettant de déchiffrer l’action divine dans leur époque (→Citations d’accomplissement dans l'Évangile).
La langue de Matthieu
Plusieurs Pères affirment que Matthieu a composé en hébreu : au 2e s.
, puis les deux grands philologues du 4e s., (de langue maternelle araméenne) et (lisant l'hébreu et l'araméen, qui semble avoir consulté un Matthieu en hébreu, exemplaire de la bibliothèque de Césarée de Palestine ou manuscrit des Nazaréens de Bérée).Le milieu de Matthieu
Matthieu a certainement été produit dans un milieu scribal (cf. Mt 13,51s ; 23,34). Si l’on ne veut pas identifier le scribe habile responsable du texte canonique comme un disciple de Jésus, on peut au moins situer avec vraisemblance la rédaction de cet évangile dans un milieu judéo-chrétien.
RÉCEPTION
Importance traditionnelle
Du fait de sa place dans le canon, le premier évangile a connu une réception particulièrement importante dans les commentaires et les traités théologiques depuis l’Antiquité tardive. Matthieu est cité
- dès la Didachè fin 1er/début 2e s. ; p. ex. →Did. 3,7 || Mt 5,5, et 8,2 || Mt 6,9-13) ; par , dans sa Lettre aux Corinthiens, vers 96-98 (p. ex. → 46,7-8 || 1 Cor.Mt 18,6) ;
- au 2e s. par Mt 8,17) et l’Épître de Barnabé 4,14 (Mt 22,14). , Lettre à Polycarpe 1,3 (
Matthieu est ensuite commenté par
- (†254),
- (†367),
- ; (†407) et (†420) commentaires en latin, (†430) 17 Questions sur Matthieu ; (†444, fragments) un commentaire en grec, (†407) 90 ou 91 Homélies sur Matthieu
- (ca. 850) en syriaque.
- ; (†858), In argumentum secundum Matthaei expositiuncula ; (†865), Expositio in evangelium Matthaei ; (†ca. 870), Glossae in Matthaeum ; (9ème siècle), Expositio in Matthaeum ; (†856), Expositio in Matthaeum
- ; (†ca. 908), In Matthaeum
- ; (†1120), Expositio in Matthaeum ; (†1123), Commentaria in Matthaeum ; (†ca. 1126), Enarratio in evangelium Matthaei ; († 1171), Commentarii in evangelia ; (†1117), Enarrationes in Matthaeum
- ; (†1280), Super Matthaeum. (†1274), Lectura super Matthaeum
Suivent encore les commentaires, entre autres, de :
- (†1455),
- (†1531), (†1531), (†1536), (†1537), (†1546), (†1551), (†1554), (†1559), (†1559), (†1560), (Musculus, †1563), (†1566), (†1570), (†1575), (†1583), (†1596),
- (†1600), (†1630), (†1637), (†1650), (†1650), (†ca. 1685), (†1686),
- (†1713), (†1715), (†1718), (†1754), (†1760).
Réception culturelle
L’influence de Matthieu se fait sentir dans toutes les formes d’art : cinéma, musique, littérature. Le Sermon sur la montagne, a fortement marqué de nombreux courants de pensée, bien au-delà des frontières du christianisme. Il a inspiré, entre autres,
, et .