La Bible en ses Traditions

Esther

« — Commande en me voyant que son courroux s’apaise / Et prête à mes discours un charme qui lui plaise. / Les orages, les vents, les cieux te sont soumis, / Tourne enfin ta puissance contre nos ennemis » (Racine Esther, acte 1, sc. 4).

Le personnage d'Esther a inspiré d'innombrables dramatruges et artistes, tant le retournement providentiel de l'histoire dont elle est l'héroïne est spectaculaire : le peuple qui était voué à la destruction totale est finalement sauvé, et par l'intervention d'une simple femme ! Ce livre aborde la question de la Providence, exalte le courage et la détermination d'Esther et souligne l'importance de la communauté. La version hébraïque du livre d'Esther se distingue par le fait qu'aucun nom ou titre divin n'y est employé : Dieu n'y est même pas mentionné !

Le livre d'Esther, sans doute composé en hébreu au 2e ou 3e s. av. J.-C., nous est parvenu sous deux formes textuelles principales : le texte hébreu →massorétique (M) qui comporte 10 chapitres, et le texte grec de la Septante (G), qui en a 16 : il ajoute des prières d'Esther, des réflexions plus profondes sur la Providence divine, et des détails supplémentaires sur les événements du récit. Dans sa version latine (V), dont vous lisez ici la traduction, saint Jérôme indique ces « ajouts » par les obèles. 

Le livre d'Esther a une dimension politique : il met en scène une population juive parfaitement intégrée à la cour achéménide et à la société babylonienne : Mardochée est un juif de cour et sa nièce est reine. Même si le récit est une fiction, son auteur souligne cette intégration : rien, dans leurs coutumes, n'empêche les juifs d'agir en citoyens, politeuesthai, et les sources attestent largement la loyauté des communautés de la diaspora envers le pouvoir en place.

Comme dans le livre de Judith, cependant, l'intention du narrateur est de raconter un salut du peuple juif, l'histoire de sa délivrance par une femme. Un empereur perse, Assuérus (inspiré de Xerxès, 485-464 av. J.-C.), prend des décisions terribles, et son ministre, Haman, profite de la complaisance du roi pour mener une vendetta personnelle contre les Juifs en faisant promulguer un décret royal ordonnant leur destruction. La menace est écartée par deux Juifs, Esther et Mardochée. Leur influence et leur intervention permettent aux Juifs de prendre le dessus et de finalement faire condamner leurs ennemis.

Cette délivrance est commémorée par l'inauguration de la fête de Pourim, nom qui signifie : les Sorts (Est 9,26). Elle se célèbre les 14 et 15 du mois d'Adar (de la mi-février à la mi-mars), et est aujourd'hui l'une des plus populaires de l'année liturgique juive (cf. note BEST→ sur Liturgie Est 9,20ss). 

Le livre d'Esther n'est guère évoqué dans le Nouveau Testament même si la figure d'Esther qui sauve le peuple rappelle celle de Jésus sauveur. La tradition chrétienne la place au nombre des femmes de valeur dont le courage anticipe celui de la Mère de Jésus : les Anciens ont parfois lié le nom même d'Esther (du persan satara qui signifierait étoile) et l’invocation de la Vierge comme stella maris (étoile de la mer). 

TEXTE

Critique textuelle

Le livre d'Esther existe sous deux formes, l'hébreu étant plus court que le grec. C’est le seul livre biblique du canon juif dont Qumrân n’ait pas livré de fragments. Il existe deux variantes pour le texte grec : le type commun de la Bible grecque et le type plus difficile de la recension de Lucien d'Antioche. La version grecque a plusieurs additions :

Jérôme traduit ces ajouts à la suite du texte hébreu (Vulg. 10,4-16,24).

Procédés littéraires caractéristiques

La structure du texte fait jouer un grand nombre de similitudes et de symétries. Comme dans les contes traditionnels, il faut noter des motifs récurrents comme celui du banquet qui donne le cadre de l’ouverture du récit (Est 1,3.5.9) et de sa clôture (Est 8,17 ; 9,17-22), mais signale aussi chaque moment clé de l’intrigue : la disgrâce de la reine Vashti, le sort des Juifs, la disgrâce de Haman. Ce thème du banquet est décliné de multiples manières : banquet royal (Est 1,3 ; 2,18), soupers intimes (Est 5,4.8), et réjouissances populaires (Est 8,17 ; 9,17).

Le récit lui oppose aussi le motif du jeûne : Haman boit (Est 3,15) quand les Juifs (Est 4,3) et Esther (Est 4,16) jeûnent et prient.

Proposition d’une structure du livre

La majeure partie du livre (Est 1,1-9,19) peut se diviser ainsi :

La fin du livre (Est 9,20-32) se présente comme une compilation de documents qui attestent l'authenticité de la fête des Purim dont l'institution est attribuée à Esther et à Mardochée. L’éloge de ce dernier forme la fin du livre dans le texte hébreu (Est 10).

Genres littéraires
Un récit au service d'une thèse providentielle

La constitution de l'intrigue, la violence des exécutions et des projets sont au service du sens religieux du livre. L'histoire d'Esther et Mardochée est très proche de celle de Joseph ou de Daniel : des héros persécutés qui triomphent et reçoivent les honneurs pour sauver leur peuple. On peut noter que, comme pour l'histoire de Joseph, Dieu n'est pas nommé dans le livre d'Esther - mais c'est bien lui dont la providence conduit les événements. Les personnages mettent bien en lui leur confiance (cf. Est 4,13-17 qui donne la clé du livre). Les additions grecques mettent en évidence ce caractère profondément religieux, et, selon plusieurs commentateurs, modifient le sens et la portée du texte hébraïque.

CONTEXTE

Histoire et géographie

Le cadre historique du livre est assez solide et précis : la ville de Suse, les us et coutumes perses sont décrits avec netteté, et la description d'Assuérus (Xerxès translittéré en hébreu) correspond à celle qu'en donne Hérodote.

On comprend assez mal, cependant, le décret porté contre les Juifs, qui n'est pas en cohérence avec la tolérance des décisions achéménides. Pose encore plus de problèmes le massacre de soixante-quinze mille Perses sans réaction. Par ailleurs, selon la chronologie du livre, l'épouse de Xerxès est Amestris, sans place laissée à Vasthi ou Esther. La longévité de Mardochée laisse perplexe, car il s'écoule plus de 150 ans entre son exil sous Nabuchodonosor (Est 2,6) et le règne de Xerxès.

Formation et datation

La forme finale du livre atteste l'existence de la version grecque en 114 (ou 78) av. J.-C., version reçue par les Juifs d'Égypte pour authentifier la fête des Purim (10,3l). Certains commentateurs insistent sur le fait que rien ne permet de savoir si le texte hébraïque, dans la version actuelle, est véritablement antérieur au texte grec.

2M 15,36 révèle qu'en Palestine, en 160 av. J.-C., les Juifs fêtaient un « jour de Mardochée », ce qui laisse supposer que le livre d'Esther, ou tout au moins son histoire, étaient alors connus.

La composition du livre pourrait dater du deuxième quart du 2e s. av. J.-C. De fait, le contexte de persécution évoque davantage le règne d’Antiochus IV Epiphane que la politique de tolérance des souverains Achéménides (Est 3,8). L’auteur écrivit probablement en Mésopotamie.

Il est difficile d'avancer avec certitude le lien entre le livre et la fête des Purim : Est 9,20-32, d'un style différent, est peut-être une addition. Les origines de la fête semblent floues et on lui a peut-être adjoint le livre ultérieurement (2M 15,36 n'appelle pas Purim le « jour de Mardochée ») comme justification historique.

RÉCEPTION

Canonicité

Le livre hébreu d'Esther suscite toujours des débats parmi les rabbins au 1er s. ap. J.-C., mais son utilisation dans la liturgie révèle l'importance de ce livre pour les Juifs.

Les sections grecques d'Esther sont deutérocanoniques et partagent une histoire commune avec Tobie et Judith. Le livre est traditionnellement lu depuis longtemps par les chrétiens, sous sa forme grecque.

Le silence de Méliton de Sardes (†ca. 180) et d’Athanase (†373), les réticences assez nettes d'Amphiloque d’Iconium (4e s.) et de Grégoire de Nazianze (†390), et le souci de Jérôme de ne pas mêler les sections grecques au texte hébreu n'ont pas affecté la foi de l'Église en l'inspiration du livre en son entier, qui était d'ailleurs d'abord lu en grec.

Importance traditionnelle
Exégèse

Les Pères des premiers siècles n’ont pas fait de commentaire suivi du livre mais l’ont souvent cité dans une lecture de type allégorique :

Des commentaires du livre d'Esther apparaissent à partir du 9e s. :

Suivent les commentaires, entre autres, de :

Liturgie
Réception culturelle
Arts visuels
Littérature

Esther, tragédie de Jean Racine († 1699) avec des chœurs de J. B. Moreau († 1733), fut commandée à l’auteur par Mme de Maintenon et fut représentée pour la première fois à Saint-Cyr en 1689. En choisissant ce thème biblique qui illustre le thème de la Providence divine, Racine peut à la fois y exprimer sa piété profonde : « tout respire ici Dieu, la paix, la vérité » et se faire discrètement l’apologiste de la tolérance religieuse quelques années après la révocation par Louis XIV de l’édit de Nantes (1685).

Musique

Cette tragédie sert de base à l’oratorio Esther (1732) de G. F. Haendel († 1759), considéré comme le premier oratorio anglais.