La Bible en ses Traditions

Centralité du Temple à l’époque hérodienne

Depuis le spectacle qu'il offrait à ceux qui le découvraient, jusqu'aux conséquences des rites qui s'y pratiquaient au fil de l'année liturgique dans la vie quotidienne du peuple juif, en passant par son importance au cœur de l'économie du pays, le Temple de Jérusalem au 1er s. eut une importance qui a été parfois négligée par l'exégèse néotestamentaire moderne marquée par divers préjugés antiritualistes.

1 — Le Temple comme expérience esthétique

Physiquement, le Temple se présente alors comme une réalité d'une beauté à couper le souffle, dont témoignent les évangiles. 

Des auteurs antiques témoignent pareillement de l'importance que le Temple donne à Jérusalem dans toute la région du Levant :

Il représente une prouesse architecturale :

Le Temple de Jérusalem d'Hérode le Grand

(sr M.-R. Fournier) © BEST AISBL

Mt 4,5 ; Mt 21,23 ; Mc 11,15 ; Mc 11,27 ; Mc 12,35 ; Lc 2,46 ; Lc 4,9 ; Lc 19,45 ; Lc 19,47 ; Jn 2,14-15 ; Jn 8,2

Tous les voyageurs faisaient un détour pour voir le Temple avec ses magnifiques colonnes de marbre et ses décorations d'or et de cuivre, qui brillaient au soleil.

Le pinacle

Le « pinacle » (pterugion) est un hapax matthéen en Mt 4,5 (// Lc 4,9). Il pourrait s’agir soit du point le plus élevé du Sanctuaire, soit du sommet du portique de Salomon, soit de celui de la Stoa royale comme dans :

Autant dire que le Temple provoque ce que Kant KU appellera bien plus tard le sentiment du sublime (ce « sentiment de l’impuissance de [l']imagination à présenter l’Idée d’un tout » qui prend, paraît-il, tout visiteur entrant pour la première fois dans « l'église Saint-Pierre de Rome » ; compte tenu de son incapacité à embrasser d'un seul regard les proportions de la basilique, « l'imagination [du visiteur] atteint son maximum et, en s'efforçant de le dépasser, s'effondre sur elle-même, tandis qu'elle se trouve ainsi plongée dans une satisfaction émouvante », Ak 5,252).

2 — Le Temple comme centre de la vie économique

Une entreprise considérable

Le Temple est une vraie ville à lui seul, avec les milliers d’ouvriers qui travaillent toujours à le construire jusque vers 66 ap. J.-C. : 18 000 selon Josèphe A.J. 20,219. Il mobilise des milliers d’employés, dont toute une classe sacerdotale héréditaire à soutenir matériellement.

Une place financière

Il faut assurer le financement de la vie quotidienne des quelque 180 prêtres nécessaires aux liturgies, la fourniture des bêtes à sacrifice, l’entretien des autels, des ustensiles et des vêtements. Les crédits sont assurés :

Le trésor du Temple représente des fonds divisés en plusieurs caisses ou lieux de dépôt :

Activité économique

Le Temple fonctionne comme « animateur de marché dans une société essentiellement agraire, créant un fort courant de productions et de commercialisation par l’effet d’un besoin de type massif, non de subsistance » (Genot-Bismuth 1986, 86).

Le Temple s’arroge une sorte de monopole d’achat sur les troupeaux sur une quinzaine de km autour de Jérusalem.

Le Temple est un centre d’importations massives pour les besoins du culte :

Le Temple est prestataire de multiples services aux fidèles. Le personnel travaillant au Temple (en particulier les chargés du trésor, gizbārîm) est très organisé :

3 — Le Temple comme fondement de la socialité 

Juridiction

Le Temple est le centre de toute la vie active du pays, défini religieusement dans ses gᵉbûlîm (« frontières ») : la juridiction et le rayonnement du Temple portent sur hā’āreṣ (« le pays »), c'est-à-dire tout le territoire censé avoir été conquis par Josué, quel que soit son découpage politico-administratif par les puissances occupantes.

Droit 

Le Temple est le lieu autorisé pour l’interprétation de la Loi, en particulier des règles de pureté rituelle, dont l’observation, dans les détails du quotidien, se fait en dépendance du Temple.

En effet, le judaïsme des époques perse, hellénistique et romaine est structuré par une « idéologie sacerdotale » de la pureté (Niditch Susan, War in the Hebrew Bible: A Study in the Ethics of Violence, New York NY : Oxford University Press, 1993). Polarisée par le Temple du Dieu unique, à Jérusalem, la nation juive fonctionne selon un système social complexe et contraignant, fondé sur l’opposition entre pureté et impureté (ou souillure). La fonction centrale du Temple est la performance du culte qui assure la kappārâ, expiation des fautes et des péchés sans cesse commis.

Au quotidien 

Le Temple de Jérusalem, ou bét ha-miqdāš, est à la fois la demeure de Dieu et le lieu du sacrifice, deux fonctions bien distinctes, comme le montre le fait que l’une puisse exister sans l’autre. Par exemple, Esd 3,8 rappelle que le culte sacrificiel reprit en 538 av. J.-C., avant que fût achevée la reconstruction du Sanctuaire en 516 av. J.-C.

En tant que maison de Dieu et résidence de →YHWH

Le Temple est le lieu de : 

En tant que lieu du sacrifice

Le Temple est le lieu de : 

Trois fois par an : les trois fêtes de pèlerinage 

L’expérience du Temple était faite par tous, en principe, ne serait-ce qu’au moment des grandes fêtes de pèlerinage (ḥaggîm) d’institution biblique : pesaḥ (la Pâque), šābū‘ôt (les semaines, ou la Pentecôte) et sūkkôt (les tentes, ou tabernacles). Selon Dt 16,16, « trois fois par année, tout mâle d'entre vous se présentera devant YHWH, ton Dieu, dans le lieu qu'il aura choisi : à la fête des azymes, à la fête des semaines et à la fête des tabernacles. Il ne paraîtra pas devant YHWH les mains vides » (cf. Ex 23,14-17 ; 34,18.22-23).

À travers les fêtes de pèlerinage, le Temple est un puissant facteur identitaire de maintien d’une unité politique et religieuse.

Une fois par an : Yom Kippour

Le rite le plus important est sans doute la célébration de →Yom Kippour. Il revêt à l’époque hérodienne une importance cruciale car c’est de lui que dépend l’entier →système de pureté.

4 — Le Temple comme matrice d’une vision du monde : la « pensée du Temple »

Quelle est la logique profonde de l’institution ?

Les institutions sont porteuses d’une « pensée de l’institution » (Douglas 1986). L’implantation d’une institution est un processus non seulement socio-économique mais cognitif, relevant de la sociologie de la connaissance. Elle finit par produire une structure cohérente de catégories de pensées et de comportements promues et stabilisées par l’institution, qui finit par imprégner les processus cognitifs élémentaires des individus eux-mêmes.

Le spécifique du judaïsme est porté par cette institution bien spéciale qu’est le Temple de Jérusalem : toute la vie familiale et sociale tend à être mise sous le signe de la Loi, de la religion.

A. Les catégories structurantes

La fonction principale du prêtre israélite est symbolisée par le verbe bādal, comme indiqué en Lv 10,10 : il doit « distinguer le sacré du profane et l'impur du pur » (selon Ez 44,23, ils doivent appliquer ces divisions jusque dans leur propre existence). Tels sont les quatre piliers, formant deux systèmes articulés l’un à l’autre :

1. La structure « saint / profane »

En hébreu un même et unique terme, qādôš, désigne à la fois le « saint » et le « sacré » (distingués en latin et en grec : hieros/hagios et sacer/sanctus comme le naturellement-interdit-par-ordre-divin et le conventionnellement-séparé-par-la-loi-humaine). Il désigne :

Est saint ce qui est neuf, intact, intègre.

N.B. 1: Alors que les païens peuvent faire une dialectique entre le sacré — naturel et donné comme un « absolu » — et le saint — conventionnel et donc relativisable, — les Juifs les identifient, car pour eux l’ordre du saint a beau être conventionnel, la convention est d’origine divine. Le même créateur a mis de l’ordre dans la création et met de l’ordre dans l’alliance. La place de la convention humaine et la place de la divinité ne sont pas distinguées nettement.

N.B. 2: Dans le monde gréco-romain, à côté du sacré absolument pur, il y a place pour du sacré radicalement impur : la mort — absolument pas dans la pensée juive antique, car tout l’espace du sacré est entièrement défini par la Loi positive de l’alliance, qui ne fait pas de place pour une souillure inspirant une crainte religieuse « sacrée » (Schmidt 1994, 287-288 n. 18).

2. La structure « pur / impur »

« Pur » (ṭāhôr) est ce qui est intact ; « impur » (ṭāmē’), ce qui est mélangé et en désordre, en particulier tout ce qui est à la frontière (maladies de peaux, humeurs corporelles, tout ce qui brouille la frontière entre intérieur et extérieur, etc.).

R/ Cette opposition structurante trouve sa formulation accomplie dans les lois sacerdotales du Lévitique (Douglas Mary, Purity and Danger: An Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo, Londres : Routledge, 1966, et Milgrom Jacob, Leviticus 1-16: A New Translation with Introduction and Commentary [The Anchor Bible 3], New York NY : Doubleday, 1991). Transformée, elle s’est maintenue dans le judaïsme rabbinique (cf. Harrington Hannah, The Impurity Systems of Qumran and the Rabbis: Biblical Foundations [SBL Dissertation Series 143], Atlanta GA : Scholars Press, 1993).

Fonctionnement

Il faut éviter le plus possible les mélanges, jusque dans la vie quotidienne : p. ex., les fibres des vêtements ne doivent pas être mélangées (Lv 19,19). La règle est respectée par tous, et le cas des prêtres, dont la ceinture mêle laine et lin apparaît comme l’exception qui la confirme (Josèphe A.J. 4,208 ; m. Kil. 9,1). Il faut surveiller tout particulièrement ce qui se trouve aux frontières entre l’intérieur et l’extérieur (d’où l’extrême attention accordée à la peau, aux enduits des murs, aux fluides corporels, etc.). Les rites de purification requis pour la bonne marche du système possèdent deux fonctions au moins :

Le Temple est la matrice des séparations entre saint et profane, pur et impur, tant dans l’espace (par sa disposition architecturale) que dans le temps (par son contrôle du calendrier liturgique). De ce fait, le Temple induit toute une vision du monde et un éthos.

B. La structuration effective du monde et de la société

« En séparant, en structurant, en hiérarchisant, Temple et pensée du Temple constituent la référence majeure de la cohésion sociale » (Schmidt 1994, 243). Le Temple projette une vision du monde et un éthos.

Le Temple permet de structurer le monde et d’empêcher que le cosmos ne revienne au chaos

La fonction des rites est de garantir l’ordre de la création. Les séparations à faire, les questions de pureté, touchent non seulement l’espace mais le temps.

Le Temple permet de structurer l’humanité en société, il crée

Conclusion

Bref, le Temple induit tout un éthos. Implicite dans cette pensée est donc la primauté, sinon la victoire, de l’impur sur la pureté, qui est en position de citadelle assiégée : le cosmos est constamment menacé de retourner au chaos, depuis la création qui a consisté pour Dieu à séparer lumière et ténèbres, terre sèche et eaux, humanité et animaux, homme et femme, ce peuple et les autres peuples, cette tribu et les autres tribus, etc. La fonction des rites est de maintenir ces séparations, conditions de l’ordre du monde, et — en cas de nécessité — d’assurer le passage d’un état à un autre, impur à pur, profane à sacré. Le Temple est une institution réductrice d’entropie, qui décide de la vie et de la mort.