Depuis le spectacle qu'il offrait à ceux qui le découvraient, jusqu'aux conséquences des rites qui s'y pratiquaient au fil de l'année liturgique dans la vie quotidienne du peuple juif, en passant par son importance au cœur de l'économie du pays, le Temple de Jérusalem au 1er s. eut une importance qui a été parfois négligée par l'exégèse néotestamentaire moderne marquée par divers préjugés antiritualistes.
1 — Le Temple comme expérience esthétique
Physiquement, le Temple se présente alors comme une réalité d'une beauté à couper le souffle, dont témoignent les évangiles.
- Mt 24,1-2 « Jésus, étant sorti du Temple, s'en allait et ses disciples s’approchèrent pour lui montrer les constructions du Temple. Mais Jésus leur dit : — Ne voyez-vous pas tout cela ? Amen, je vous dis : — Il ne sera pas laissé ici pierre sur pierre qui ne sera détruite. »
- Lc 21,5-6 « Comme certains disaient du Temple qu'il était orné de belles pierres et d'offrandes votives, il dit : — De ce que vous contemplez, viendront des jours où il ne sera pas laissé pierre sur pierre qui ne sera détruite. »
Des auteurs antiques témoignent pareillement de l'importance que le Temple donne à Jérusalem dans toute la région du Levant :
Il représente une prouesse architecturale :
- L'esplanade fut agrandie au nord et au sud. Au sud, il fallut d'énormes travaux de soubassement pour le portique royal. Achevé, le Temple était entouré d'une muraille d'une longueur de 260 m au sud, 290 m au nord, 430 m à l'est et 445 m à l'ouest.
- Le Temple dominait la ville de Jérusalem : il couvrait 15% de sa superficie.
- Avec ses mesures de 281/315 x 488/466 m, le mur de circonvallation est le plus grand connu (→ 15,396). L'acropole d'Athènes mesure 240 x 120 m, celle d'Olympia 210 x 170 m. Seule l’Égypte construit plus grand qu’Hérode le Grand : le temenos autour du temple d'Ammon à Louxor fait plus du double de surface, mais il représente plusieurs générations, tandis que le Temple à Jérusalem est construit en une seule génération. A.J.
- Le portique royal, de 186 x 33 m de surface, exhibant 162 colonnes et s'élevant à 32 m de haut, doit se comparer à la salle hypostyle de Karnak : 102 x 53 m, 134 colonnes, hauteur de 25 m. Au sud-est, non seulement il a plus de 31 m de haut (cf. un immeuble de dix étages), mais encore il surplombe une vallée profonde, qui en accentue encore la taille.
Tous les voyageurs faisaient un détour pour voir le Temple avec ses magnifiques colonnes de marbre et ses décorations d'or et de cuivre, qui brillaient au soleil.
Le pinacle
Le « pinacle » (pterugion) est un hapax matthéen en Mt 4,5 (// Lc 4,9). Il pourrait s’agir soit du point le plus élevé du Sanctuaire, soit du sommet du portique de Salomon, soit de celui de la Stoa royale comme dans :
- → 15,410-412 « Du côté de l'ouest, le mur d'enceinte du Temple avait quatre portes : l'une conduisait au palais, par un chemin qui franchissait le ravin intermédiaire A.J. ; deux autres menaient au faubourg ; la dernière conduisait dans les autres quartiers de la ville, par un long escalier qui descendait jusqu'au fond du ravin, d'où il remontait ensuite : car la ville se trouvait en face du Temple, bâtie en amphithéâtre et entourée sur toute la partie sud par un profond ravin. Sur le quatrième front du mur d'enceinte, au midi, il y avait aussi des portes dans le milieu, et de plus le portique royal, qui s'étend en longueur, avec son triple promenoir, du ravin est au ravin ouest : on n'aurait pu le prolonger davantage. C'était l'ouvrage le plus admirable qui fût sous le soleil. Telle était déjà la profondeur du ravin qu'en se penchant pour en voir le fond on n'en pouvait supporter la vue ; Hérode cependant construisit sur le bord même un portique de dimensions immenses, au point que si l'on essayait, du haut du toit, de sonder cette double profondeur, on était saisi de vertige, l'œil ne parvenant pas à mesurer l'abîme » (trad. ).
Autant dire que le Temple provoque ce que → appellera bien plus tard le sentiment du sublime (ce « sentiment de l’impuissance de [l']imagination à présenter l’Idée d’un tout » qui prend, paraît-il, tout visiteur entrant pour la première fois dans « l'église Saint-Pierre de Rome » KU ; compte tenu de son incapacité à embrasser d'un seul regard les proportions de la basilique, « l'imagination [du visiteur] atteint son maximum et, en s'efforçant de le dépasser, s'effondre sur elle-même, tandis qu'elle se trouve ainsi plongée dans une satisfaction émouvante », Ak 5,252).
2 — Le Temple comme centre de la vie économique
Une entreprise considérable
Le Temple est une vraie ville à lui seul, avec les milliers d’ouvriers qui travaillent toujours à le construire jusque vers 66 ap. J.-C. : 18 000 selon → 20,219. Il mobilise des milliers d’employés, dont toute une classe sacerdotale héréditaire à soutenir matériellement. A.J.
Une place financière
Il faut assurer le financement de la vie quotidienne des quelque 180 prêtres nécessaires aux liturgies, la fourniture des bêtes à sacrifice, l’entretien des autels, des ustensiles et des vêtements. Les crédits sont assurés :
- par la fiscalité sacrée obligatoire (le ½ sicle, ca. 7,1 g d’argent, prélevé au mois d’Adar ; les prêtres s’en dispensent, déclenchant des querelles visant à les obliger à payer, dont on trouve des échos dans la Mishna, p. ex. →m. Šeqal.) ;
- par les dons volontaires (versements en espèces et contributions en nature).
Le trésor du Temple représente des fonds divisés en plusieurs caisses ou lieux de dépôt :
- Les fonds courants de l’année ;
- Les fonds d’épargne thésaurisés dans la liškâ (une chambre forte du Temple) ; un retrait en est effectué trois fois par an selon un protocole digne d’une banque suisse (→m. Šeqal. 3,2-3) : il couvre une liste de dépenses précises liées aux rites des grandes fêtes (→m. Šeqal. 7,1-2).
- Le fonds ‘ărākîn représente la contrevaleur des personnes et biens consacrés au Temple : il finance les réparations du monument.
- Trois autres salles fortes recèlent (1) les dons volontaires : aumônes secrètes de ceux qui craignent le péché (’ăšāmîm) ; (2) l’outillage sacré (kᵉlîm) : vaisselle liturgique, outils pour la réparation du Temple (éventuellement revendus ; leur contrevaleur va au fond spécial destiné à cet effet) ; (3) le qorbān ou trésor du Temple (→ 2,14) : meubles précieux, dons en argent faits par de riches donateurs du pays et de la diaspora. B.J.
- On compte également des chambres de dépôt garantissant les biens des veuves et des orphelins ; des chambres fortes pour les plus riches ; etc.
Activité économique
Le Temple fonctionne comme « animateur de marché dans une société essentiellement agraire, créant un fort courant de productions et de commercialisation par l’effet d’un besoin de type massif, non de subsistance » (→, 86).
Le Temple s’arroge une sorte de monopole d’achat sur les troupeaux sur une quinzaine de km autour de Jérusalem.
- Chaque jour, deux sacrifices de tāmîd sont à assurer (matin et soir : agneaux) ; pour les sabbats, les néoménies et les fêtes, s’y ajoute un mûsāp (nombre d’animaux variable) ; ils sont accompagnés de fumigations d’encens. Entre ces sacrifices « officiels » sont offerts les innombrables sacrifices présentés par des particuliers.
- La pratique de l’holocauste est particulièrement coûteuse (rien ne revient au clergé qui doit être nourri par ailleurs).
Le Temple est un centre d’importations massives pour les besoins du culte :
- →t. Menaḥ. 9 décrit les régions d’où l’on importe l’huile, les béliers, les veaux, les pigeons, etc.
- Le bois était offert par des grandes familles de Jérusalem.
Le Temple est prestataire de multiples services aux fidèles. Le personnel travaillant au Temple (en particulier les chargés du trésor, gizbārîm) est très organisé :
- Les grossistes pourvoient en animaux et matières à sacrifice, respectant les règles de la pureté.
- Les responsables du Temple rationalisent et essaient de contrôler leurs rapports avec les fidèles par un système de bons pour les diverses opérations d’un sacrifice : achat, purification, libations, etc.
3 — Le Temple comme fondement de la socialité
Juridiction
Le Temple est le centre de toute la vie active du pays, défini religieusement dans ses gᵉbûlîm (« frontières ») : la juridiction et le rayonnement du Temple portent sur hā’āreṣ (« le pays »), c'est-à-dire tout le territoire censé avoir été conquis par Josué, quel que soit son découpage politico-administratif par les puissances occupantes.
Droit
Le Temple est le lieu autorisé pour l’interprétation de la Loi, en particulier des règles de pureté rituelle, dont l’observation, dans les détails du quotidien, se fait en dépendance du Temple.
En effet, le judaïsme des époques perse, hellénistique et romaine est structuré par une « idéologie sacerdotale » de la pureté (kappārâ, expiation des fautes et des péchés sans cesse commis.
Susan, War in the Hebrew Bible: A Study in the Ethics of Violence, New York NY : Oxford University Press, 1993). Polarisée par le Temple du Dieu unique, à Jérusalem, la nation juive fonctionne selon un système social complexe et contraignant, fondé sur l’opposition entre pureté et impureté (ou souillure). La fonction centrale du Temple est la performance du culte qui assure laAu quotidien
Le Temple de Jérusalem, ou bét ha-miqdāš, est à la fois la demeure de Dieu et le lieu du sacrifice, deux fonctions bien distinctes, comme le montre le fait que l’une puisse exister sans l’autre. Par exemple, Esd 3,8 rappelle que le culte sacrificiel reprit en 538 av. J.-C., avant que fût achevée la reconstruction du Sanctuaire en 516 av. J.-C.
En tant que maison de Dieu et résidence de →YHWH
Le Temple est le lieu de :
- lectures et enseignements publics de la Tora,
- prières communes et individuelles,
- pèlerinages à Jérusalem, où il s’agit de se « présenter devant YHWH ».
En tant que lieu du sacrifice
Le Temple est le lieu de :
- immolation, dépeçage, offrande et partage d'animaux : sacrifices communautaires quotidiens, sacrifices supplémentaires apportés le jour du sabbat, durant les fêtes ou encore à l'initiative de particuliers, afin d’exprimer leur reconnaissance ou leur expiation.
- La veille de la Pâque, chaque famille devait se rendre à Jérusalem, afin d’immoler un agneau sacrifié dans l’avant-cour du Temple.
Trois fois par an : les trois fêtes de pèlerinage
L’expérience du Temple était faite par tous, en principe, ne serait-ce qu’au moment des grandes fêtes de pèlerinage (ḥaggîm) d’institution biblique : pesaḥ (la Pâque), šābū‘ôt (les semaines, ou la Pentecôte) et sūkkôt (les tentes, ou tabernacles). Selon Dt 16,16, « trois fois par année, tout mâle d'entre vous se présentera devant YHWH, ton Dieu, dans le lieu qu'il aura choisi : à la fête des azymes, à la fête des semaines et à la fête des tabernacles. Il ne paraîtra pas devant YHWH les mains vides » (cf. Ex 23,14-17 ; 34,18.22-23).
À travers les fêtes de pèlerinage, le Temple est un puissant facteur identitaire de maintien d’une unité politique et religieuse.
- → 4,203-204 « On devra venir ensemble dans la ville où l'on aura établi le temple, trois fois par an, des extrémités du pays dont les Hébreux se seront emparés, afin de rendre grâce à Dieu de ses bienfaits et de le prier de les continuer à l'avenir, et afin d'entretenir par ces réunions et des festins célébrés en commun des sentiments d'amitié mutuelle. Car il est bon qu'ils ne s’ignorent pas les uns les autres, étant de la même race et ayant des institutions communes. Et c'est à quoi serviront des relations de ce genre A.J. ; en se voyant et en se fréquentant, ils se souviendront d'eux-mêmes, car s'ils demeuraient sans commerce réciproque, on les jugerait absolument étrangers entre eux » (trad. ).
Une fois par an : Yom Kippour
Le rite le plus important est sans doute la célébration de →Yom Kippour. Il revêt à l’époque hérodienne une importance cruciale car c’est de lui que dépend l’entier →système de pureté.
4 — Le Temple comme matrice d’une vision du monde : la « pensée du Temple »
Quelle est la logique profonde de l’institution ?
Les institutions sont porteuses d’une « pensée de l’institution » (→). L’implantation d’une institution est un processus non seulement socio-économique mais cognitif, relevant de la sociologie de la connaissance. Elle finit par produire une structure cohérente de catégories de pensées et de comportements promues et stabilisées par l’institution, qui finit par imprégner les processus cognitifs élémentaires des individus eux-mêmes.
Le spécifique du judaïsme est porté par cette institution bien spéciale qu’est le Temple de Jérusalem : toute la vie familiale et sociale tend à être mise sous le signe de la Loi, de la religion.
- Lv 19,2 « Vous serez saints car je suis saint. »
- → 2,171 : La religion gouverne toutes les actions, occupations et pensées. C. Ap.
A. Les catégories structurantes
La fonction principale du prêtre israélite est symbolisée par le verbe bādal, comme indiqué en Lv 10,10 : il doit « distinguer le sacré du profane et l'impur du pur » (selon Ez 44,23, ils doivent appliquer ces divisions jusque dans leur propre existence). Tels sont les quatre piliers, formant deux systèmes articulés l’un à l’autre :
1. La structure « saint / profane »
En hébreu un même et unique terme, qādôš, désigne à la fois le « saint » et le « sacré » (distingués en latin et en grec : hieros/hagios et sacer/sanctus comme le naturellement-interdit-par-ordre-divin et le conventionnellement-séparé-par-la-loi-humaine). Il désigne :
- positivement, ce qui est consacré au divin ;
- négativement, ce qui est opposé au profane (ḥillēl « tailler, entamer, souiller, profaner »).
Est saint ce qui est neuf, intact, intègre.
N.B. 1: Alors que les païens peuvent faire une dialectique entre le sacré — naturel et donné comme un « absolu » — et le saint — conventionnel et donc relativisable, — les Juifs les identifient, car pour eux l’ordre du saint a beau être conventionnel, la convention est d’origine divine. Le même créateur a mis de l’ordre dans la création et met de l’ordre dans l’alliance. La place de la convention humaine et la place de la divinité ne sont pas distinguées nettement.
N.B. 2: Dans le monde gréco-romain, à côté du sacré absolument pur, il y a place pour du sacré radicalement impur : la mort — absolument pas dans la pensée juive antique, car tout l’espace du sacré est entièrement défini par la Loi positive de l’alliance, qui ne fait pas de place pour une souillure inspirant une crainte religieuse « sacrée » (→, 287-288 n. 18).
2. La structure « pur / impur »
« Pur » (ṭāhôr) est ce qui est intact ; « impur » (ṭāmē’), ce qui est mélangé et en désordre, en particulier tout ce qui est à la frontière (maladies de peaux, humeurs corporelles, tout ce qui brouille la frontière entre intérieur et extérieur, etc.).
- Attention, cette distinction religieuse relève de l’anthropologie, pas de la morale. Il ne faut pas confondre l’impureté rituelle avec la souillure du péché : à l’intérieur de l’espace-temps profane nul n’est tenu à la pureté rituelle (Dt 12,15 ; 15,22). L’impureté rituelle n’est pas une faute : un accouchement, la présence d’un mort dans une maison, une pollution nocturne placent en un état d’impureté rituelle, à purifier au moyen des rites appropriés, sans qu’il n’y ait aucune faute ni culpabilité des personnes concernées par la souillure. L’inverse n’est pas vrai : fautes et péchés, impuretés morales, ont aussi pour conséquence l’impureté rituelle de celui qui les commet.
- Le judaïsme du second Temple connaît donc deux systèmes de pureté bien distincts : l’un rituel, l’autre moral. Les différentes « écoles » qui se disputent l’interprétation légitime du judaïsme se distinguent en particulier par le type d’interaction ou d’intersection qu’elles admettent ou favorisent (cf. →). Par exemple, si tous admettent qu’un corps dont l’intégrité est abîmée met en péril, par contagion, l’intégrité du sacré ; pour les pharisiens seulement, un objet sacré indûment placé dans l’espace profane le souille (la Tora sortie du Temple souille les mains : →m. Yad. 4,6).
R/ Cette opposition structurante trouve sa formulation accomplie dans les lois sacerdotales du Lévitique (
Mary, Purity and Danger: An Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo, Londres : Routledge, 1966, et Jacob, Leviticus 1-16: A New Translation with Introduction and Commentary [The Anchor Bible 3], New York NY : Doubleday, 1991). Transformée, elle s’est maintenue dans le judaïsme rabbinique (cf. Hannah, The Impurity Systems of Qumran and the Rabbis: Biblical Foundations [SBL Dissertation Series 143], Atlanta GA : Scholars Press, 1993).Fonctionnement
Il faut éviter le plus possible les mélanges, jusque dans la vie quotidienne : p. ex., les fibres des vêtements ne doivent pas être mélangées (Lv 19,19). La règle est respectée par tous, et le cas des prêtres, dont la ceinture mêle laine et lin apparaît comme l’exception qui la confirme (→ 4,208 A.J. ; →m. Kil. 9,1). Il faut surveiller tout particulièrement ce qui se trouve aux frontières entre l’intérieur et l’extérieur (d’où l’extrême attention accordée à la peau, aux enduits des murs, aux fluides corporels, etc.). Les rites de purification requis pour la bonne marche du système possèdent deux fonctions au moins :
- (1) effacer une souillure pour rendre à un état de pureté supérieur ;
- (2) autoriser le passage entre des domaines et/ou espaces de pureté différenciés : du plus impur au plus pur ou l’inverse. P. ex., lors des rites de Yom Kippour, le grand prêtre se purifie avant d’entrer dans le Saint des saints puis, à nouveau, avant de rejoindre le peuple dans la cour du Sanctuaire, inférieure en pureté.
Le Temple est la matrice des séparations entre saint et profane, pur et impur, tant dans l’espace (par sa disposition architecturale) que dans le temps (par son contrôle du calendrier liturgique). De ce fait, le Temple induit toute une vision du monde et un éthos.
B. La structuration effective du monde et de la société
« En séparant, en structurant, en hiérarchisant, Temple et pensée du Temple constituent la référence majeure de la cohésion sociale » (→, 243). Le Temple projette une vision du monde et un éthos.
Le Temple permet de structurer le monde et d’empêcher que le cosmos ne revienne au chaos
La fonction des rites est de garantir l’ordre de la création. Les séparations à faire, les questions de pureté, touchent non seulement l’espace mais le temps.
- Dans l’espace : Les rites performés dans le Saint sont en lien avec l’heptaméron et la protologie. De même qu’Adam au jardin d’Éden est vu comme le prêtre dans son temple, le grand prêtre dans les nuées d’encens sur fond de ciel (zodiaque brodé sur le voile du Temple) ressemble au « fils de l’homme » sur les nuées du ciel de la prophétie de Dn. L’architecture du Temple rend évidentes les frontières entre le Temple et la ville sainte ; entre la ville sainte et le reste du pays ; entre le pays et le reste du monde. Des rites de purification sont nécessaires pour passer de l’un à l’autre, quand le passage est possible (il est impossible pour un non-Juif de franchir la barrière qui mène au parvis des Israélites, sous peine de mort).
- Dans le temps : La division du temps aboutit à de vastes querelles sur les questions de calendrier (luni-solaire, solaire, etc.) : p. ex., les esséniens suivent un autre calendrier que celui du Temple.
Le Temple permet de structurer l’humanité en société, il crée
- de la hiérarchie anthropologique : L’architecture du Temple contient toute une anthropologie théologique, les différentes cours et seuils de l’espace sacré figurant un schéma d’engendrements emboîtés : {Humanité > Israël > femmes > hommes > > grand prêtres > Présence divine} et inversement : {Présence divine > grand prêtre > prêtres, etc.}. La fonction des rites est de maintenir chacun à sa juste place selon l’ordre de l’alliance (la tente du désert reste le modèle de tout temple).
- des distinctions sociales : La commensalité dans le Temple (la nourriture sacrificielle partagée aux prêtres) est différente de celle des laïcs hors du Temple. La commensalité entre Juifs doit exclure non-Juifs, etc.
- de la hiérarchie géopolitique : La distinction principale est entre le Juif et le non-Juif. Comme les frontières politiques de l’État juif et les limites symboliques à l’intérieur desquelles s’applique la Loi (en particulier prélèvement et dîmes sur les produits du sol) se recoupent. L’étranger politiquement dehors est symboliquement hors-système.
Conclusion
Bref, le Temple induit tout un éthos. Implicite dans cette pensée est donc la primauté, sinon la victoire, de l’impur sur la pureté, qui est en position de citadelle assiégée : le cosmos est constamment menacé de retourner au chaos, depuis la création qui a consisté pour Dieu à séparer lumière et ténèbres, terre sèche et eaux, humanité et animaux, homme et femme, ce peuple et les autres peuples, cette tribu et les autres tribus, etc. La fonction des rites est de maintenir ces séparations, conditions de l’ordre du monde, et — en cas de nécessité — d’assurer le passage d’un état à un autre, impur à pur, profane à sacré. Le Temple est une institution réductrice d’entropie, qui décide de la vie et de la mort.