La Bible en ses Traditions

POLYGLOTTE (Bible —)

Les Écritures se sont transmises en diverses versions, textes, et éditions, finalement traduite dans toutes les langues. Cette diversité est particulièrement mise en lumière dans les bibles polyglottes, qui rassemblent sur la même page diverses versions, divers textes, de la même "Écriture". Une polyglotte ne reflète pas seulement la polyphonie des textes et langues, mais aussi des traditions canoniques et confessionnelles, sans oublier la référence à la bible hébraïque comme instance critique.

On présente ici la première, et la plus célèbre à juste titre : la Bible Polyglotte d’Alcalà, dite "la Complutensis" (téléchargeable ici→). Complutense fait référence à Complutum, ancienne cité romaine sur le site d'Alcalá de Henares. La Complutense est la première édition multilingue imprimée de la Bible complète, initiée, dirigée et financée par le cardinal Francisco Jiménez de Cisneros (1436−1517 env.). Dans le cadre de la revitalisation de l'ancienne université du lieu (fondée en 1293) par l'établissement d'une nouvelle (la Complutense, en 1508), il voulait introduire un nouveau programme orienté vers une pédagogie plus moderne, renouant en particulier avec l'apprentissage et l'étude des Écritures saintes.

RÉALISATION ET PRÉSENTATION D'ENSEMBLE DE LA POLYGLOTTE D'ALCALÀ

Cet ouvrage est le fruit d’un grand effort de collaboration académique : l’origine en est dans la fondation de l’université d’Alcalà, l’octroi de moyens, la création de chaires de langues et l’acquisition de livres. Elle inclut aussi un dictionnaire hébreu-latin, une grammaire hébraïque. Cisneros souhaitait que les contributeurs enseignassent, de façon à maintenir un contact direct avec l’interprétation vivante.

Éditer la Bible au 16ème s.

Le livre marque l'apogée des accomplissements typographiques au 16ème s. : Arnaldo Guillén de Brocar (en fait un français, Arnaud Guilhem de Brocar — du toponyme Brocq ou Lo Brocar) a appris son métier dans des ateliers de Toulouse. D’abord invité à Pampelune entre 1490-1501, puis à Logrono, il ouvrit sa presse à Alcalà en 1510. Il dut y créer de nouvelles fontes, hautement perfectionnées, pour le latin, le grec et l'hébreu. Sa fonte grecque est considérée comme la plus belle jamais gravée. Imprimé entre 1514 et 1517, le livre ne fut diffusé qu'en 1520, après avoir reçu l’imprimatur de Rome, retardé par les privilèges obtenus par d’autres éditions bibliques qui en décrivent bien le contexte :

Présentation de l’ensemble

L’œuvre fait 1 500 grandes pages, réparties en 6 volumes, avec un tirage de 600 exemplaires sur papier et six sur vélin. La publication se fit dans l’ordre suivant :

La cardinal Cisneros mourut 4 mois après la publication de l’Ancien Testament, ayant mené à bien un monument définitif.

Présentation d’une page de l’AT (4 premiers volumes)

La Complutensis a une intention didactique évidente. L’œuvre est destinée à des gens qui ne connaissent ni le grec, ni l’hébreu ni l’araméen mais qui peuvent y avoir accès à travers le latin. On retrouve ainsi l’idéal de saint Jérôme : le latin, par le biais de la traduction, sert de médiateur en vue d’accéder aux originaux (grec / hébreu / araméen).Les trois quarts supérieurs des pages→ sont divisés en trois colonnes, avec

La partie inférieure des pages comprend deux colonnes :

Chaque page inclut une épigraphe et des apostilles dans la marge de droite.

Une œuvre éminemment romaine 

Commandée, financée et dirigée par un cardinal, à l’occasion de laquelle furent trouvés un certain nombre de manuscrits (c’est alors je crois que l’on reconnut pour la première fois l’importance du Vaticanus). Cisneros a commencé l’œuvre de réforme éducative que systématiserait le concile de Trente : fondation de collèges pour l’éducation des clercs, création de l’université d’Alcalà, dotées de chaires d’hébreu, grec et araméen. Lui-même disait qu’il « donnerait toutes ses connaissances en droit pour l’éclaircissement d’un seul passage de la Bible. »

La Bible polyglotte montre la prétention universelle du christianisme, à travers les trois langues de la Croix, symbolisant trois dimensions essentielles de l’activité de l’esprit, qu’on peut décliner comme : religieuse, culturelle et politique ; ou encore : sacerdotale, scribale et royale ; ou : théologale, sapientiale et messianique. Chez l’humaniste Nebrija, l’hébreu est la langue « dans laquelle fut annoncée pour la première fois notre salut, le grec, par quoi la sagesse humaine a été écrite, le latin, celle qui a tenu en sa domination toute la terre » (cf. Augustin d’Hippone in Johannis evangelium 117,4).

Elle montre aussi les prétentions du catholicisme, puisque la version latine (V) de l'Ancien Testament fut placée entre les versions grecque et hébreu, comme entre la synagogue et l’Église d’Orient, « tels — explique la Préface— des voleurs aux côtés de Jésus », c'est-à-dire de l'Église catholique romaine !

Une oeuvre d’humanisme chrétien
La recherche des meilleurs manuscrits

Dans sa lettre à Léon X, Cisneros assure qu’il a cherché à se procurer les ‘manuscrits les plus anciens et éprouvés’ : de la Vaticane, des codices grecs de grande valeur, offerts à Cisneros par Léon X, d’autres de Venise. La recherche de manuscrits a été particulièrement novatrice même s’il faut la situer dans le contexte de la recherche des sources dans l’humanisme. On ne sache pas en effet qu’Origène ait cherché les meilleurs manuscrits de chaque version biblique. Il lui suffit d’avoir un exemplaire de chacune. D’ailleurs, les manuscrits sources de la Complutensis sont meilleurs que ceux des editiones principes du 16ème s. Pour l’hébreu : Complutensis utilise les manuscrits M1 du 13ème siècle et M2 du 15ème, très proches du Codex de Léningrad (aussi le codex G1-5 de la bibliothèque de l’Escorial).

Un approfondissement de l’hebraica veritas 

Jérôme avait inscrit dans la recherche philologique la tension vers la langue d’origine. Mais les manuscrits hébraïques qu’il avait devant lui n’étaient pas l’hebraica veritas : on atteint celle-ci davantage en valorisant les différentes traditions. La Complutensisne donne pas seulement accès au texte d’origine, puisque le grec et le targum sont sur le même plan que M.

UNE CRITIQUE TEXTUELLE SOPHISTIQUÉE

Relève aussi de l’humanisme chrétien la sophistication des choix textuels. Dans sa lettre à Léon X, le cardinal Cisneros expose au pape le contenu et la finalité de la Polyglotte. Sa position est nuancée, entre nécessité humaniste d’apporter des corrections et vénération chrétienne de la tradition.

Nécessité de corriger la tradition latine…

Comme le cardinal l’écrit, il est à son époque nécessaire de corriger la tradition manuscrite de la Bible latine : « Nombreuses sont les raisons qui nous ont poussé à imprimer l’original de la sainte écriture ; en premier lieu, aucune version ne peut transmettre fidèlement la force et propriété de l’original, principalement quand on parle de la langue même dans laquelle Dieu nous a parlé, dont les paroles sont, pour ainsi dire, empreintes de sens et pleines de mystère que l’on peut seulement éclaircir à travers l’original dans lequel furent écrites les saintes lettres. Ajoutons que les manuscrits latins varient souvent entre eux. Il y a motif de penser qu’ils se sont corrompus à cause de l’ignorance ou la négligence des copistes. C’est pourquoi on doit recourir, comme y exhortent st Jérôme, saint Augustin [!] et d’autres docteurs ecclésiastiques au texte hébreu pour corriger l’Ancien Testament, ou grec pour le Nouveau. Ainsi, pour que les amants de la sainte écriture n’étanchent pas leur soif seulement à des ruisseaux transversaux, mais à la source dont coulent les eaux vives qui jaillissent en vie éternelle, nous avons commandé que l’on imprimât le texte originel des deux testaments, ensemble, avec les versions les plus autorisées. »

… mais sans aller jusqu’à refaire la Vulgate

Certains collaborateurs recrutés par Cisneros, tels Antonio de Nebrija, voudraient aller jusqu’à corriger la Vulgate elle-même. Nebrija y attache son honneur d’humaniste, qui a « a dit à qui voulait l’entendre qu’il venait à Alcala pour s’occuper de la correction de la Vulgate, communément corrompue dans toutes les bibles, en la confrontant avec les textes hébreux, grecs et chaldéens. S’il ne peut recourir à ces sources pour corriger les erreurs de la vulgate, il aime mieux se retirer de l’entreprise que d’attacher son nom à une révision insuffisante » (Marcel Bataillon Erasme et l’Espagne 38). Il critique l’usage du glossaire retenu qui selon lui donne pour hébreux des mots indiscutablement grecs ou latins : ‘j’ai voulu donner cet avis à votre révérendissime seigneurie pour que vous veilliez à ce que vos réviseurs ne laissent rien passer de ce que les lecteurs présents ou à venir puissent trouver matière à moquerie’… » Sa position n’est pas la plus cohérente : il attache à son œuvre la restitution de la vulgate de saint Jérôme, mais il entend produire en fait une néo-vulgate. »

Le cardinal Cisneros, lui, « entend bien que l’on ne change rien aux leçons communément attestées par les manuscrits anciens. Le latiniste doit se fier aux meilleurs manuscrits de la Vulgate, sans prétendre corriger le latin d’après le grec (ou l’hébreu). » (Marcel Bataillon Erasme et l’Espagne 38-41)

Le résultat est nuancé

Certes des leçons contestables sont conservées. Par respect pour la tradition, la Contuplensis conserve le fameux « comma Johanneum » de 1 Jn, non originel et correctement évité dans les premières réalisations d'Érasme, sans doute résultat des polémiques anti-arianistes, fut maintenu en latin, les savants d'Alcalá le traduisant même en grec, sans explication !

Mais la critique est encouragée : les mots de la Vulgate sont dotés en indice d’une lettre qui permet de retrouver le mot hébreu qu’ils traduisent. En marge, les mêmes lettres renvoient aux racines des mots, de sorte qu’il est plus facile de se référer au dictionnaire inclus dans le 6ème volume. Le lecteur peut ainsi vérifier l’exactitude de la traduction de saint Jérôme ! Il est significatif d’ailleurs que la Vulgate ne reçoive pas ce nom, mais soit simplement appelée « traduction du bienheureux Jérôme » : c’est donc la situer pour ce qu’elle est, une traduction qui entretient donc consubstantiellement un rapport avec son original. C’est la mettre également sur le même plan que les autres traductions latines fournies par la Complutensis pour la LXX et le Targum.

Une première édition biblique judéo-chrétienne ?

Dans le cadre du trilinguisme de l’Espagne médiévale : arabe hébreu, latin (chez Raymond Lull) ; sans oublier l’influence du studium de Raymond Martin, dédié à l’étude de l’arabe et de l’hébreu, la Polyglotte d’Alcalà a été élaborée par d’immenses humanistes et par plusieurs conversos.

L’hébreu fut confié aux juifs convertis Pablo Coronel (Après la Polyglotta, titulaire de la chaire d’hébreu de Salamanque), Alfonso de Zamora (qui échoua à prendre la chaire d’hébreu de Salamanque : Cisneros créa pour lui celle d’Alcalà), Alfonso de Alcalà. Hébréophones depuis leur plus tendre enfance, ils font œuvre originale. C’est toute une tradition juive séfarade qui est incorporée : les siècles de lexiques hébreu-latin produit dans ces communautés juives d’Espagne, dont les contextes où les contacts avec la science chrétienne avaient été assez rares. Même s’il faut rendre justice à Raymond Martin. Nebrija eut maille à partir avec un dominicain qui l’accusait de corriger la Vulgate par « un juif (= Pablo Coronel), un hérétique (= Nebrija, qui veut corriger la Vulgate sur un texte compris des seuls juifs !), un énergumène . C’est donc une œuvre rabbinique et catholique tout à la fois.

DE LA COMPLUTENSIS AUX 'ÉDITIONS CRITIQUES' : ACTUALITÉ D'UNE BIBLE EN SES TRADITIONS

Autres polyglottes

La Complutensis ne fut pas la dernière bible polyglotte : la fin du 16ème et le 17ème s. virent apparaître d'admirables ouvrages :

Un projet toujours actuel

L’éditrice du Deutéronome dans le projet de Ronald Hendel, The Hebrew Bible. A critical edition pense que l’édition idéale du livre consisterait en une bible polyglotte électronique en 5 colonnes : M / Sam / LXX /Qumrân / texte critique dans la 5ème colonne, de préférence non vocalisé ; chaque colonne ayant son apparat critique.

La régression de la Réforme et de la Contre-Réforme

L’année suivant l’impression de la première Polyglotte, soit en 1517, éclatait la Réforme. Il n’est pas exagéré d’affirmer, contrairement au cliché, qu’elle aboutit à une régression sur le plan biblique. Caricaturant l’idéal humaniste du retour aux sources, les Réformés avec la sola scriptura, en vinrent à rejeter la Vulgate, à abandonner progressivement la Septante.

La Bible se trouva réduite au texte hébreu de Ben Hayyim, publié en 1524. Le trilinguisme de la polyglotte fut abandonné et chaque aire géographique ou confessionnelle en fut réduite à polémiquer à partir d’une seule version : à l'Ouest, V pour le christianisme latin et  M en langue vernaculaire ; et G à l’Est.

Qumrân ou la réaffirmation de la diversité originelle des Écritures

Le tremblement de terre vint bien sûr de la découverte des →manuscrits de la mer Morte. La connaissance qu'ils ont permis de prendre de l'histoire du texte biblique a rendu nécessaire l'élaboration du nouveau modèle éditorial qu'est la Bible en ses traditions.