La Bible en ses Traditions

Cola et Commata (division du texte des Écritures latines)

Notre traduction de la Bible est entièrement disposée en « vers », ou plutôt en « cola et commata », c’est-à-dire : « par membres et césures » (cola translittère le pluriel du terme grec kôlon, signifiant membre d’un corps ; comma vient du grec kómma signifiant coupure, césure ; le mot « comma » existe en français→). Nous disposons le texte comme dans l’édition de référence de la →Vulgate de saint Jérôme.* Elle se reconnaît d’emblée à l’alternance de lignes inégales, les unes en saillie, les autres rentrées : cela ressemble bien à la succession des vers d'un poème. En fait, le texte est divisé en petites sections correspondant à une phrase ou à un membre de phrase, dont la longueur ne dépasse guère deux ou trois lignes et peut même se réduire à une seule, voire à un seul mot, et chacune de ces sections débute sur une nouvelle ligne. Les autres lignes de la section, s'il y en a, commencent un peu en retrait vers la droite.

Voici un des plus beaux spécimens anciens de la division du texte biblique per cola et commata (le texte reproduit est celui de Jn 4,35-5,1)  :

Anonyme (Saint Ceolfrid de Wearmouth (642-716), patron ; Pape Grégoire II († 731), dédicataire), Codex Amiatinus (Am), détail : fol. 856v, (encres et enluminures sur vélin, Wearmouth et Jarrow, Angleterre, ca 688-713), 36 x 25,5 cm de texte sur des pages de 50 x 34 cm.

Bibliothèque Medicea Laurenziana, Florence (Italie) © Creative Commons→

Petite digression sur le codex Amiatinus

L’un des codices les plus importants au monde, gros de 1 030 folios mesurant environ 50,5 x 34 cm (chaque bifolium ayant nécessité la production d'une peau de veau entière), le Codex Amiatinus est le plus ancien manuscrit connu de la Vulgate latine complète, considéré comme la copie la plus fidèle de la traduction originale de saint Jérôme. Il fut la base de la révision de la Vulgate par le pape Sixte Quint dans les années 1585-90. Bède le Vénérable Hist. eccl., rapporte que le moine bénédictin Ceolfrid (642-716), abbé de Wearmouth et Jarrow et professeur de Bède, commanda trois grandes bibles au scriptorium de l'abbaye de Wearmouth-Jarrow, dont deux furent placées dans chacune des églises jumelles de Wearmouth et Jarrow et la troisième était destinée à être offerte au pape. Les bibles furent copiées à partir du Codex Grandior de Cassiodore, du 6e s. aujourd'hui perdu. Ce qu’on appelle aujourd’hui le « Codex Amiatinus » (du fait qu’il fut conservé pendant des siècles à l'abbaye du Saint-Sauveur à Monte Amiata en Toscane avant d'arriver à la Bibliothèque Laurentienne à la fin du 18e s.) est cette troisième copie. Réalisée par sept scribes différents, il fut présenté à Grégoire II par des associés de Ceolfrid, qui est mort sur le chemin de Rome en 716. Le manuscrit présente de nombreuses influences byzantines, en particulier dans les enluminures, et on a longtemps pensé qu'il était d'origine italo-byzantine plutôt qu'anglaise.

C’est saint Jérôme de Stridon (ca 347-420), le saint patron des traducteurs, qui inventa cette disposition du texte biblique. Le choix de disposer le texte de toutes les Écritures per cola et commata en affecte la lecture, par la forme littéraire qu’il leur reconnaît. Voici un bref historique de cette présentation du texte, et un aperçu de ses principales motivations et des effets de sens qu'elle peut produire.

HISTOIRE

Avant Jérôme
Les textes de la littérature gréco-romaine

étaient transmis en « stiques » (du mot grec stichos signifiant ligne).

Au départ liée à la poésie, la division fut étendue aux œuvres en prose, sans doute pour en faciliter la lecture (elles aussi étaient lues à haute voix)

La division en lignes acquit aussi une dimension sémantique et l’on inventa une autre type de division, selon le sens :

Lorsqu’elles seraient appliquées à la traduction de textes déjà poétiques (avec leur propre prosodie, dans leur langue originelle) ces divisions pourraient y créer de nombreux effets de sens.

La littérature hébraïque 

avait ses propres lois prosodiques.

Les Écritures en grec et en latin

étaient transmises en scriptio continua (sans séparation entre les mots, ce qui en fait surtout les aide-mémoire d’une transmission surtout orale), sur des lignes de longueur arbitraire, déterminée par la largeur prédéfinie des colonnes.

Jérôme innova

Faisant œuvre littéraire autant que scientifique, Jérôme appliqua au texte de la Vulgate le découpage per cola et commata en divisant chaque période en parties formant des unités de sens, et en commençant une nouvelle ligne pour chacune. Lorsque l'unité de sens est trop longue pour tenir sur une ligne (environ 30 signes), le reste est reporté à la ligne suivante avec un léger retrait par rapport à la marge. En cela il innovait littérairement en s’inspirant de la littérature profane :

Il invitait à ne pas confondre les mètres et les vers qu’il créait ainsi avec la prosodie hébraïque des psaumes ou des livres attribués à Salomon. Il indique appliquer un usage commun pour les œuvres de Démosthène et de Cicéron divisées en sentences longues et courtes, cola et commata, quoi qu’ils aient écrit en prose et affirme procéder ainsi pour la commodité du lecteur en faisant apparaître plus clairement le sens. Il insiste pour que l’on conserve toutes ses divisions :

Il fut ensuite imité jusqu’au 9e s. dans les scriptoria qui transmettent la Bible :

MOTIVATIONS et effets

Jérôme accomplit son œuvre alors que la rhétorique, conçue comme médiatrice entre la sagesse et les mots, est la science reine des savoirs. Il faut comprendre son initiative dans le contexte de l’anthropo-théologie du langage qu’elle véhicule.

Déclamatoire : entre hésitation et maîtrise

La première motivation de Jérôme était physique, liée à l’actio ou performance orale. Il voulait faciliter la déclamation de sa traduction. 

Sémantique : entre science et nescience

La disposition colométrique du texte obéit donc aussi à un critère sémantique : elle regroupe les mots qui doivent être unis dans la lecture, sans pourtant imposer une seule lecture comme la ponctuation moderne tend à le faire :

En mettant en relief le langage pour lui-même, sans le réduire à n’être qu’un signe transparent d’une « information », d’un « sens » qui seul importerait, cette disposition du texte écrit accompagne un idéal de connaissance modulée par la sagesse, une science dont la pierre de touche reste la docte ignorance : face qu mystère du monde, de l’homme et de Dieu « je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien » ( Platon Apologie de Socrate. 21d ; Ménon 80d 1-3 ; Hippias mineur 372b-372d).

La dispositio per cola et commata s’avère en fait riche de nombreux effets de sens : c’est ainsi qu’elle peut être motivée spirituellement.

Spirituelle : entre direction et suggestion

La disposition per cola et commata produit aussi des effets rythmiques d’accélération ou de ralentissement dans les récits comme dans les discours. Cela imprime un rythme de lecture, en permettant de s'attarder sur certains mots et d’accélérer sur d'autres. En voici quelques exemples 

La disposition per cola et commata permet aussi de mettre en valeur de nombreux passages en style direct, proches du théâtre, en revenant à la ligne à chaque fois qu’une nouvelle prise de parole commence. En soulignant graphiquement la marquetterie des voix qui s'entendent, les retours à la ligne font des Écritures un grand opéra avec de nombreuses voix.

Plus généralement, en réduisant au strict minimum la ponctuation, la disposition per cola et commata permet de retrouver dans la langue cible certaines étrangetés produites par des constructions grammaticales de la langue-source inexistantes dans la langue-cible mais que les traducteurs, par respect pour la révélation, choisissent de préserver. Appliquée aux psaumes, qui sont régis en hébreu par une autre prosodie, elle aboutit à plusieurs reprises à rendre possibles des enjambements étrangement modernes.       

ANNEXE : le plus ancien manuscrit de la Vulgate

La division per cola apparaît dans la plus ancienne copie conservée des évangiles de la Vulgate, dont voici une page :

Anonyme, Codex Sangallensis 1395 (détail), (encre brune sur velin, Italie du Nord : Vérone ?, déb. 5e s.), 24 x 18,5-19 cm, fol. 327

 Stiftsbibliothek, St-Gall, Communauté Helvétique © Creative Commons→

Dispositio du texte
Caractéristiques remarquables du ms Σ

Le Codex Sangallensis 1395, épais de 473 feuilles de parchemin (24 x 18,5 cm) disposées in quarto compile des fragments rassemblés au 19e s. Il recèle un précieux manuscrit latin du Nouveau Testament datant du 5e s., désigné par Σ. C’est le plus ancien manuscrit latin conservé de la traduction du Nouveau Testament de Jérôme, qui fut chargé par le pape Damase en 382 de réviser les anciennes traductions latines (Vetus Latina).

Des autographes de saint Jérôme ? 

Le codex Sangallensis contient des marginalia présentant les notes d’un scribe contemporain du texte qui a été identifié de manière plausible avec saint Jérôme lui-même ! (Bischoff 1,101-111), et par un second érudit inconnu. Le premier annotateur compare deux exemplaires latins et un texte grec. .

Anonyme, Codex Sangallensis 1395 (détail), (encres sur vélin, Italie du Nord : Vérone ?, ca 410-420), 24 x 18.5-19 cm, f.95, Stiftsbibliothek, St-Gall, Communauté helvétique © Creative Commons→ 

Ce folio présente Lc 23,5-16, avec en marge en lettres noires les de I à MMLI les portions de la concordance des quatre Évangiles et leurs paragraphes ; en rouge de I à X les Canons d’Eusèbe. Dans la marge inférieure apparaît une des deux notes de ce manuscrit écrites en onciale romaine ancienne.

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  * Notre disposition suit celle de la →Vulgate Weber-Gryson, à  deux différences près : pour la commodité du lecteur, nous y ajoutons des signes de ponctuation, et pour des raisons technologie numérique la division en versets (très postérieure au 4e s., puisqu'elle ne fut étendue à toute la Bible qu'à partir de Robert Estienne en 1555) force certains retours à la ligne qui ne sont pas dans les manuscrits anciens de la Vulgate.

Pour aller plus loin :