La Bible en ses Traditions

Passion selon saint Matthieu, ballet de John Neumeier : un sommet chorégraphique de la culture occidentale

(avec France Ferran)

Ne serait-ce que par son ampleur (d'une durée de trois heures et demie, c'est le plus long ballet de l'histoire), le ballet créé en 1981 par John Neumeier (1939- ) est une pièce exceptionnelle du patrimoine mondial de la danse. Cette version chorégraphique de la passion selon saint Matthieu est fondée sur son adaptation musicale dans le célèbre oratorio de Jean-Sébastien Bach, dont Neumeier eut le génie d'apprécier les moyens descriptifs et expressifs musicaux très proches de la danse. 

John Neumeier

Carrière

Originaire de Milwaukee (Wisconsin, U.S.A.), le chorégraphe américain a suivi une formation de danseur dans sa ville auprès de Sybil Shearer, disciple de Doris Humphrey. Il est  bachelier en arts, littérature et théâtre de Marquette University, tenue par les jésuites.

Œuvre

Avec quelque 200 œuvres, John Neumeier est un des créateurs majeurs de sa génération. Nombre de ses ballets sont inscrits au répertoire des grandes compagnies internationales. 

Ces cinq ballets chrétiens pourraient un jour former une sorte de « pentalogie » chrétienne en un cycle de cinq journées.

La Matthäus-Passion

Genèse

Le ballet la Passion selon saint Matthieu est né d'allers et retours entre musique et danse, salle de spectacle et église. L'œuvre naquit de la collaboration entre John Neumeier et Günter Jena, chantre de l’église Saint-Michel de Hambourg, commencée en 1979. Neumeier élabore d’abord des Skizzen zur Matthäus-Passion, dont la première eut lieu le 13 novembre 1980 en l’église Saint-Michel. Elles aboutirent au ballet complet, créé à l’Opéra de Hambourg le 25 juin 1981. Chaque année repris à Hambourg le Vendredi saint, repris aussi ailleurs dans le monde, le ballet a gardé sa pertinence, même au bout plus de quarante ans, comme en témoigne son succès constant ; en 2016, Neumeier en offre d'ailleurs une nouvelle production avec une distribution entièrement renouvelée. 

John Neumeier (1939-) chorégr., Hamburg Ballett, Matthäus-Passion Ballett, (2016, trailer)

Chorégraphie, production, scénographie et costumes : John Neumeier ; danse : the Hamburg Ballet — Musique : Jean-Sébastien Bach (1685-1750) ; direction : Günter Jena ; évangeliste et airs, ténor: Peter Schreier ; Jésus, basse: Bern Weilk ; soprano: Mitsuki Shirai ; alto : Marga Schiml ; basse : Franz Grundträger ; St. Michaelis Orchestra ; St. Michaelis Choir ; Hanover Boys Choir

© Licence YouTube standard, Mt 26-27

Cette brève vidéo condense quelques moments la nouvelle production de ce chef d'œuvre.

Pour le présenter on s'appuie ici sur : 

Huit caractéristiques de la Passion selon Neumeier
Transgressive ?

Ce ballet est « l’expression d’une foi personnelle et universelle » (Livret 16). Il représente aussi une audace presque subversive. En effet, la chrétienté moderne s’était longtemps défiée des tentatives d’évoquer la foi par le corps, peut-être en raison de l’origine du ballet, phénomène de cour à l’origine. Si l'on considère que le ballet en Occident n'a guère eu de valeur religieuse, ne serait-il pas sacrilège de mettre en danse la Matthäus-Passion de Bach ? 

La danse occidentale contemporaine a souvent cherché dans diverses traditions religieuses des éléments exotiques pour combler son vide métaphysique : danses des moines tibétains, des derviches et des danseuses indiennes... Dans ce contexte « danser sa propre foi » (Livret 16) représente un défi bien plus audacieux, entre sacrilège et apologétique : celui de retrouver au sein même de la culture occidentale le « caractère rituel » de la danse (Livret 17). 

La danse, comme la musique de Bach, a une forme concrète et même physique. Elle se performe et s'expérimente comme un rituel cherchant à approcher le mystère dans ses aspects surnaturels.

Eclectique 

 L'extrême simplicité du ballet, avec son minimalisme de décor et de costume, répond à la grandeur de la musique de Bach.

Le ballet mélange divers types de danse, de la plus classique à la plus postmoderne. Des passages extrêmement virtuoses s'appuyant sur des techniques de danse classique ou moderne alternent avec des situations dans lesquelles, selon Neumeier, l'émotion pure trouve son expression physique. 

Récapitulative

Œuvre d'un artiste extrêmement cultivé, le ballet peut aussi se comprendre comme une immense fresque récapitulative de l’art occidental, depuis les maîtres anciens comme Fra Angelico (très présent dans les scènes de processions et de rondes) et Giotto (plusieurs fois convoqué par les visages rapprochés des femmes compatissantes et de Jésus), jusqu'à certaines images traitées sur le mode de la provocation ou de la dérision (p. ex. des femmes crucifiées : Arts visuels Mt 27,39–44 Bettina Rheims ; Danse Mt 27,23s), parfaitement intégrées à une vision profondément théologique, en passant par Michel-Ange (esclaves : Danse Mt 27,30 ; piétà : Danse Mt 26,13), Gauguin (Danse Mt 26,13), Munch (Danse Mt 26,29), Matisse, Picasso, etc. 

Plus que spectaculaire : psychodramatique ?

Durant la phase de conception de son ballet, John Neumeier songea d’abord à diviser les danseurs en acteurs et en témoins. Les premiers, en blanc, représenteraient la passion. Les seconds, en tenue d’entraînement et en pointes, la « commenteraient » par leurs attitudes, leurs mouvements et leurs gestes. Cependant, dès les premières mises en place concrètes, il se persuada de la nécessité pour les acteurs de rester les danseurs qu’ils sont, en même temps qu’ils joueraient l’histoire, pour la commenter voire s’en distancier.

À la manière de la pratique jungienne du psychodrame, où le patient et le thérapeute rejouent des situations de crises passées, intervertissant les rôles pour entrer dans la compréhension complète des sentiments en conflit, John Neumeier a d’emblée installé son œuvre à la jonction entre la fiction et la réalité. Pour lui, la passion du Christ n’est pas seulement une histoire passée ; c’est aussi une histoire profondément présente à toutes les expériences existentielles qu’un homme ou une femme doit traverser au cours de sa vie. Il a plusieurs fois dit combien la création de cette œuvre fut pour lui un moment exceptionnel de communion avec ses danseurs, une école de vie où chacun apprit des autres. Lui-même donne l'exemple : sa propre formation de danseur lui permet  d'interpréter les rôles qui lui tiennent le plus à cœur. Celui qui s'est déclaré très tôt « danseur et chrétien » a tenu, jusqu'à la nouvelle production qu'il en donna en 2016, à incarner Jésus dans sa Passion selon saint Matthieu. L'art confine ici au sacrement.

Au fil de la mise en place concrète du ballet, qui dura près d'un an (contre deux mois en général pour un ballet « normal»), le chorégraphe a sans cesse modifié et perfectionné ses dessins initiaux en fonction des danseurs, leur faisant fréquemment changer de rôles jusqu’à ce que chacun fût pleinement lui-même dans cette Passion. Neumeier tenait à ce que les danseurs eussent moins à « jouer un rôle » qu’à être eux-mêmes. Il intègre donc à l’œuvre des sections d’improvisation, où les danseurs expriment leur réaction à l’action principale. Dans ce travail avec les danseurs, Neumeier a privilégié l’humain sur le religieux. Pour susciter leurs improvisations, il leur fournissait des thèmes comme « vous venez d’apprendre que X [le danseur] bat sa femme, comment réagissez-vous ? » ou « une mère vient de perdre son fils, comment se tient-elle ? » Le cas le plus spectaculaire est le baiser de Judas (Danse Mt 26,50b ; cf. Danse Mt 26,22b).

Plus que psychodramatique : sacrée ?

C'est une véritable réinvention de la danse sacrée qui est ainsi déployée. La Passion par Neumeier est indéniablement une pièce de danse sacrée :

Plus que sacrée : (para)liturgique ?

Neumeier invente (ou redécouvre ?) la danse sacrée chrétienne, qui, du coup, confine à la liturgie. Du côté des spectateurs, les critiques notent le sentiment d’assister à la célébration de la Passion par une communauté bien réelle, celle des danseurs et des danseuses de cette troupe. De fait, on a souvent dit que le symbolisme du ballet classique présente des caractéristiques qui rappellent les liens anciens entre danse et liturgie. Avec cette Passion, on a le sentiment d’une véritable remontée aux sources.

Pour les rondes du Christ et de ses disciples, Neumeier tire son inspiration de l’Hymnus Christi, qui ramène vers l’âge apostolique (Danse Mt 26,29) ;  Le récit presque naïf et linéaire de l'argument de la passion se combine avec le symbolisme de la gestique au caractère quasiment liturgique. Toutes les postures liturgiques sont mobilisées : vestition (Danse Mt 26,1s Silence initial), lavabo, agenouillement, métanies (Danse Mt 26,30), prosternation (Danse Mt 26,13 Sur l'air), grande prostration, procession, bénédiction, ostension. Bref, il invite à la redécouverte d’un langage oublié depuis que la force de la liturgie chrétienne s’est amenuisée.

La dimension liturgique du zikkārôn (« mémorial ») enveloppe la salle à plusieurs reprises, lorsque la frontière entre réalité et fiction est brouillée, en des moments littéralement sublimes : la scène de la flagellation, entièrement fondée sur une improvisation au commencement, est d’un réalisme saisissant ; l’usage des bancs pour construire le gibet de la croix montre l’action de constructeurs véritable ; en croix, le danseur n’est suspendu qu’à la force de ses propres bras : il est réellement pantelant quand il en est descendu.

Typique de la théophanie biblique et de l’esthétique liturgique, ce mélange des sens est délibérément cultivé. Neumeier ne se contente pas d’illustrer le texte, ni même simplement d’accompagner la musique de danse : il compose les mouvements et les rythmes de plusieurs pièces en contraste délibéré avec ceux de la musique. Il est important que les yeux entendent ce que les oreilles ne voient pas, et que les oreilles voient ce que les yeux n’entendent pas.

Exégétique et théologique

Catholique, Neumeier exprime ses convictions et expériences religieuses dans le langage universel de la danse.

Du point de vue théologique, le trait sans doute le plus remarquable du ballet est la réflexion trinitaire qu’il développe dans sa représentation constante du Christ entouré des deux autres Personnes : on est très loin des rhétoriques doloristes ou vindicatives qui défigurèrent l'image du plan divin jusqu'aux déchirements cruels et ridicules dénoncés par les « Lumières » (cf. Littérature Mt 27,39–44 ; Philosophie Mt 26,39b). 

Neumeier a génialement compris le dessein de Mt lorsque Mt place dans la bouche de Jésus lui-même l'ultime annonce du programme narratif de la passion (Mt 26,1-2). Comme dans l'évangile, Jésus est véritablement le Dieu (« Emmanuel ») sauveur. Il est le metteur en scène (ici le chorégraphe) de sa propre passion : c’est lui qui littéralement apporte Judas sur la scène (Danse Mt 26,1s Chœur puis choral) ; plus tard, en guise de « portement de croix », il renouvelle le geste avec le même danseur devenu Pilate (Danse Mt 27,44s Sur l'air) ; c’est Jésus qui permet au (danseur qui joue le rôle du) gouverneur d’aller au bout de son odieuse lâcheté (Danse Mt 27,14a).

En même temps, le Jésus de la passion selon Neumeier, comme celui de l'évangile, demeure l’homme par excellence. À plusieurs reprises John Neumeier s’est demandé s’il devait donner à son danseur des attributs christiques (couronne d’épine ? manteau du martyr ? au moment de la flagellation ?). Il délaisse tout décorum traditionnel pour laisser parler l’universalisme de l’homme désarmé et inoffensif à la merci de ses bourreaux (Photographien 127).

L'idéal de communion promu depuis le second concile du Vatican trouve dans le ballet un admirable écho : la communauté des disciples y apparaît comme le signe (sacrement) de l’humanité sauvée (sans chercher à convertir ses danseurs, il s’appuie sur leurs propres expériences humaines pour leur faire représenter le mystère central du salut).

L’espace du spectacle demeure essentiellement celui d’une église (pour laquelle il fut créé). À l’église, il n’y a normalement pas de séparation entre acteurs et spectateurs. Ce qui se « joue » à l’autel n’est autre que le symbole réel de ce qui se joue à l’intime de chaque personne présente dans l’assemblée. Cette chorégraphie n’admet pas d’entrée et de sortie des danseurs. Tout le corps de ballet (du moins les 41 danseurs nécessaires à l’œuvre) est présent sur scène d’un bout à l’autre de la passion, jouant à la fois le rôle de « spectateurs » (témoins) de l’histoire et les rôles des divers personnages qu’ils représentent.

Pour ce faire, la chorégraphie utilise des bancs qui permettent de diviser et d’organiser l’espace scénique et qui constituent les seuls accessoires de tout le spectacle. Durant presque toute la Passion, de nombreux danseurs sont assis sur les bancs, qui dessinent une salle sur la scène, en parfaite communion d’attitude face au drame avec les spectateurs dans la salle. Les sept bancs nécessaires à la mise en scène, sept comme le rythme cosmique de la semaine dans la temporalité créée, sont pour Neumeier un symbole de l’Église (Photographien 32).

Peut-être ces objets, à la fois lieux de repos des danseurs et lieux d’action des personnages (bêma de la condamnation, poteau de la flagellation, carcan de déambulation, croix de la crucifixion, tombe de la résurrection espérée), sont-ils aussi des symboles du septénaire sacramentel ? Ce dernier est bien présent dans le ballet. En effet, allusion y est faite aux sacrements : le baptême (Danse Mt 26,32), l’Eucharistie (dans une représentation de la dogmatique catholique aussi naïve que saisissante : Danse Mt 26,26a ; Danse Mt 26,28a), l’ordination (Danse Mt 26,39). 

L’Église est encore plus profondément symbolisée par les rôles respectifs des hommes et des femmes tout au long du ballet : ici la danse sert de véritable révélateur d'une logique profonde et très actuelle du texte de Mt (cf. Procédés littéraires Mt 26,8ss ; Milieux de vie Mt 27,55s.61 ; 28,1–10).

Rien de circonstanciel, aucun accessoire n'encombre le spectacle des corps. En guise d'accessoires, les objets les plus banals deviennent des armes redoutables : de simples bancs (Danse Mt 26,47b), et même des pointes de danse (Danse Mt 27,40). Ce qui est à sauver est bien le cœur et le corps de l'être humain, si évidemment exposés dans l'art de la danse. C'est peut-être la fameuse « théologie du corps » et du couple si chère à Jean-Paul II qui se donne à voir.

Au fil du spectacle, en effet, un thème discret se développe : celui du couple humain, sa formation, ses crises, son mystère et sa rédemption. Guidé par les allusions typologiques du texte évangélique, déjà mises en valeur par Bach et son librettiste, le chorégraphe développe sa méditation anthropologique en une référence constante au drame primitif d’Adam et Ève (Danse Mt 26,50 ; Danse Mt 26,56c ; Danse Mt 26,75c Choral ; Danse Mt 27,58s).   

En Danse Mt 27,54, la confession de foi du Romain après la mort de Jésus, si personnalisée par Bach, est traitée de la manière la plus universaliste possible : elle est confiée visuellement au même danseur qui a interprété Pilate-Judas-Adam. Il représente le genre humain entier, dans toute son ambigüité morale, que le Christ est venu sauver.

Nota bene : la question de l’antijudaïsme

Dans son ouvrage retraçant la genèse du ballet, Neumeier dit avoir été très marqué par un échange épistolaire qu’il eut (l’année de la représentation des Skizzen) avec Wolfgang Schäfer, spectateur inquiet de l’antijudaïsme qu’il pourrait colporter à son insu. Insistant auprès du chorégraphe américain sur le fait que sa création avait lieu en Allemagne, qui avait perpétré le génocide nazi, il soulevait plusieurs points.

Schäfer admettait volontiers que ces traits appartiennent à l’évangile lui-même, mais se demandait si le chorégraphe n’avait pas le devoir moral de s’en affranchir. Neumeier y répondit :

John Neumeier, Hamburg Ballett, Matthäus-Passion. Ballett, (trailer de la nouvelle production avec des explications, 2016),

Chorégraphie, production, scénographie et costumes: John Neumeier ;  Johann-Sebastian Bach (1685-1750), Musique — Chef d'orchestre : Günter Jena ; évangeliste et airs, ténor: Peter Schreier ; Jesus, basse: Bern Weilk ; soprano: Mitsuki Shirai ; alto: Marga Schiml ; basse : Franz Grundträger — St. Michaelis Orchestra — St. Michaelis Choir Hanover Boys Choir — danse : the Hambug Ballet

© Licence YouTube standard