Alors que les interprètes des traditions bibliques avaient reçu pendant des siècles les récits de miracles contenus dans les Écritures comme des faits à apprécier et interpréter (→Miracles dans l'historiographie ancienne), beaucoup d'exégètes modernes ont avancé face aux miracles un certain scepticisme, voire les ont révoqués en doute.
1 — Le problème du « problème du miracle »
Au début du 20e s., Rudolf Bultmann semblait ainsi devoir coucher le NT sur le lit de Procuste de « la science » :
- → « C'est pourquoi les miracles du Nouveau Testament sont finis comme miracles […]. On ne peut utiliser la lumière électrique et les appareils de radio […], et en même temps, croire au monde des esprits et des miracles du Nouveau Testament. Qui pense pouvoir le faire pour son compte doit voir clairement qu'en donnant cela pour une attitude de foi chrétienne, il rend le message chrétien incompréhensible et impossible pour notre temps » (143). Mythologie
Le savant exégète allemand concluait peut-être un peu vite de la commodité des appareils ménagers à l’impossibilité des miracles. Sans contester les vastes mérites de Bultmann, on peut remarquer que Jn rapportant la guérison de l’infirme à la piscine de Bethzatha (Jn 5) avait peut-être des attentes un peu moins immédiates qu’un bricoleur branchant la prise de son aspirateur à poussière. Cependant, cela pose question qu’un esprit de la trempe de Bultmann dût payer la lumière dispensée par sa lampe de bureau au prix d’une moitié de Mc vaporisée par la critique : 209 versets sur les 425 de Mc 1-10 narrent les prodiges de Jésus !
La raison en est sans doute la fascination exercée sur la perception de l’occidental moderne par la critique du miracle opérée à partir du 17e s. par Spinoza et radicalisée, en divers sens, par Kant, Bayle et Hume au siècle suivant. C'est de présupposés philosophiques qu'est venue l'habitude de penser le miracle comme problème.
2 — Présupposés philosophiques et conséquences exégétiques du « problème du miracle »
La critique rationaliste (→Miracles : objections et réponses en philosophie) a légué à la culture occidentale un syllogisme qui cantonne les récits de miracles dans l’irrationnel.
Une certaine idée de la nature et de l'histoire
Au 20e s., Bultmann importait ce préjugé rationaliste dans la lecture du NT.
- → « L’idée du miracle est devenue pour nous impossible, car nous comprenons le cours de la nature comme régi par des lois » (214). Wunder
Puisque les Modernes entendent le monde comme mécaniquement déterminé, ils savent qu’il n’y a pas de « miracle » qui supposerait une « interruption » dans le flux continu de l’histoire. Si Dieu agit dans le monde, c’est à travers le déterminisme et l’univocité des causes naturelles qui peuvent très facilement se passer de cette hypothèse surannée.
Si le rationnel seul est réel, les irrationnels récits de miracles sont donc des récits imaginaires. En forçant à peine, on finit par ériger la présence du surnaturel dans une histoire comme critère de sa fausseté et de son inauthenticité. Bultmann tire les conséquences extrêmes de ce principe pour la critique des sources du NT : l’impossibilité du miracle fournit un critère commode prouvant l’inauthenticité des récits qui les rapportent. Toute narration impliquant des puissances surnaturelles doit être considérée comme secondaire.
Une certaine idée de la « vraie » religion
Les miracles bibliques ne posaient pas seulement la question de leur existence aux philosophes rationalistes. Ils les faisaient aussi s'interroger sur leur finalité et leur utilité : quel pouvait être leur bien-fondé dans le plan de Dieu tel que la philosophie pouvait le concevoir ? Les récits de miracles étaient-ils autre choses qu'une expression (sophistiquée) de la superstition et de l'ignorance ?
Comme en écho, l’approche bultmanienne du miracle est dominée par un souci pastoral : continuer de penser la révélation dans des catégories inintelligibles à la conscience moderne, n'était-ce pas rendre les Écritures inutiles et incertaines, et clore la voie du salut sola Scriptura ?
- Redoutant de faire mentir les Écritures, Bultmann substitue donc au « miracle » (Mirakel) — impossible à situer dans les choses — la « merveille » (Wunder) qu’il érige en phénomène subjectif. Il n’y a pas d’autre « merveille » que celle de la conscience qui perçoit l’action de Dieu dans les événements par ailleurs soumis aux lois universelles. La « merveille » ne prouve rien, car elle n’est autre qu’un événement de la conscience produit par la foi, délié de la loi d’airain qui régit les phénomènes.
- Un esprit aussi religieux que Bultmann n’est pas loin de considérer le « miracle » comme une forme subtile de sacrilège. Demander à Dieu de briser l’ordonnance des choses au profit de l’homme, c’est juger de la constitution déterministe qu’il a plu à Dieu de leur donner et dont la science moderne s’est faite l’analyste humble et dépassionnée.
3 — Trois raisons de relativiser le « problème du miracle »
Les réponses proprement philosophiques sont abondantes (→Miracles : objections et réponses en philosophie). On ne liste ici que quelques autres raisons de ne pas croire le « problème du miracle » aporétique.
Religieuse
Le discrédit jeté sur les miracles par leurs plus célèbres contempteurs a divers points d'appuis :
- le paradigme déterministe et mécaniste, peut-être hérité de Spinoza, qui puisait dans la théologie de la prédestination, commune à bien des protestants hollandais de son temps ;
- la célèbre identification spinoziste de Dieu avec la loi naturelle, peut-être dérivée des spéculations de la kabbale médiévale ;
- le paradigme cartésien de la machine comme explication du mouvement. Au 18e s., « l’intelligibilité de la machine devient un modèle. Aussi le siècle ne parle plus de Dieu à travers les catégories sociales de Seigneur ou de Souverain, mais à travers celles du mécanicien : horloger, architecte. La justice d’un souverain n’ignore pas la grâce ; celle du mécanicien du monde, la perfection d’un art qui donne à nos projets leur sécurité. Voilà pourquoi la question du miracle sera le champ de bataille privilégié » (→ 311). « Réflexions »
Sous ces trois figures — Prédestinateur hollandais, Loi naturelle kabbalistique et Horloger mécaniste — le dieu pensé n'est plus vraiment Celui de la Bible.
Rhétorique
Hume verrouille le débat sur une base rhétorique plutôt que rationnelle (→Miracles : objections et réponses en philosophie : Réponse à Hume). Affirmer que le miracle n’est pas un fait expérimental pouvait à la rigueur se soutenir dans le tranquille cabinet d’un écossais athée du 18e s., mais un observateur disposant d’un champ d’expérience plus vaste ne devrait pas se poser cette limite a priori. Le fidèle qui accepte la possibilité d’un miracle sans exclure d’autres causes dispose d’une plus grande liberté intellectuelle que l’athée ou le déiste dont les positions imposent le refus du surnaturel.
Une réponse en ce sens avait déjà été donnée par Whately (1787-1863). Dans une satire écrite du vivant de Napoléon, il démontrait que le scepticisme humien pouvait être appliqué non seulement aux miracles religieux, mais aussi à la figure de Napoléon. Sa conclusion ironique était que Napoléon était un mythe inventé par les anglais pour se vanter de leur victoire (mythique, elle aussi) à Waterloo.
- →) « [...] vainement chercheront-ils [= les savants] dans le domaine de l’histoire quelque chose de pareil à cet étonnant Bonaparte, jamais il n’eut son égal. […] En quelques années il s’arroge la suzeraineté, sinon la souveraineté de cette même Allemagne […] que les Romains, au zénith de leur puissance, n’avaient pu subjuguer en autant de siècles […]. Il pénètre en Russie à la tête d’une armée prodigieuse, qu’anéantit un hiver d’une rigueur sans exemple. (Tout ce qui se rapporte à cet homme est prodigieux et sans exemple.) […] Nous le demandons, qui peut ajouter foi à tout cela, et la refuser en même temps aux miracles ? ou plutôt, qu’est-ce que tout cela, si ce n’est un miracle ? » (37-40). Richard, Doutes historiques relatifs à Napoléon Bonaparte (trad. de l'anglais sur la 4e éd., Paris : Les marchands de nouveautés, 1833
La satire montrait par l'absurde la contradiction de Hume lorsqu’il déterminait a priori le champ de l’expérience possible, alors même que c’est l’expérience effective qui doit définir les conditions de sa possibilité, non une raison humaine antécédente.
Scientifique
Quoi qu’il en soit de la valeur épistémologique du témoignage, il resterait que — en tant que négation patente des lois de la science — le miracle se contredit lui-même. Les lois scientifiques s'appliquent, idéalement, à tout ce qui arrive. Le miracle serait donc une exception à une loi qui prétend être générale. Le chimiste théorique et chercheur en sciences cognitives Christopher Longuet-Higgins signale que, dans le cas du changement de l’eau en vin, des atomes de carbone devraient être produits à partir de l’oxygène ou de l'hydrogène, ce qui est une impossibilité qui va contre toute loi fondamentale de la chimie.
Cependant, le physicisme scientiste contemporain peut-il continuer à assumer que les lois de la chimie soient métaphysiquement inviolables ? Le problème des miracles reste posé à la raison, en particulier à l'aune la crise traversée par la science physique au tournant du 20e s. Jusque-là, il avait été possible de croire en la concordance uniforme de la raison et du réel. Compte tenu des acquis de la physique quantique, le courant rationaliste est forcé de se réformer. Sachant que désormais ce qui se passe à l'échelle de l'infiniment petit ne correspond pas aux lois régissant l'infiniment grand, l'idée d'« ordres » de réalités se présente comme la meilleure manière de décrire l'état de la nature. La possibilité que des niveaux hétérogènes de la réalité puissent coexister rend aux miracles sinon une validité, au moins une crédibilité, puisqu'ils représentent par excellence l'événement d'un autre ordre.
Conclusion : du technicisme irréligieux à la pieuse impressionnabilité
Au-delà du lien entre Bultmann et Hume, il faut souligner qu'il existe un gouffre entre le scepticisme irréligieux de Hume et la piété précautionneuse de Bultmann.
- Hume légitime la voracité de la modernité technicienne dont les premiers succès vont bientôt décupler l’appétit. Penser comme absolues les lois de la nature telles qu'elles sont définies par l’entendement humain invite à l’exploitation la plus éhontée de ses ressources. La possibilité d’une instance extra-mondaine qui puisse s’en affranchir constitue pour Hume une limite insupportable à la jouissance d’un plaisir nouveau, enivrant, dont ses semblables sont à peine en train de découvrir les effrayantes potentialités. S’il discrédite le miracle, c’est que rien ne doit entraver le sujet dans sa maîtrise totale de l’univers empirique, laquelle suppose la régularité des phénomènes observables.
- Bultmann se situe à l’opposé. Profondément religieux, il a vécu le triomphe du machinisme sans frein qui s’est donné libre cours lors des deux guerres mondiales. Loin d’attiser sa convoitise, la législation des phénomènes par la raison technicienne le jette plutôt dans le doute et l’effroi. Mais elle constitue pour lui un horizon indépassable sinon dans la pure subjectivité, dans cette fine pointe de l’âme qui, peut-être, se soustraira au prix d’un colossal effort à l’enchaînement infernal des causes mécaniques. En cela, sa précompréhension des miracles est identique à celle de Hume, en dépit de l’abîme culturel et religieux qui les sépare.