1. Données lexicographiques
Le mot hebel
Le mot hebel apparaît 73 fois dans la Bible hébraïque, dont 38 fois dans le livre de Qo, soit plus de la moitié des occurrences dans la Bible. C’est le mot clé de Qo. En voici la liste : Qo 1,2[5x]. Qo 1,14 ; 2,1.11.15.17.19.21.23.26 ; 3,19 ; 4,4.7.8.16 ; 5,6.9 ; 6,2.4.9.11s ; 7,6.15 ; 8,10.14[2x] ; Qo 9,9[2x]; Qo 11,8.10 et Qo 12,8[3x].
Dans le reste de la Bible hébraïque, les 35 attestations du substantif sont les suivantes : Dt 32,21; 1R 16,13.26; 2R 17,15; Jb 7,16 ; 9,29 ; 21,34 ; 27,12 ; 35,16; Ps 31,7 ; 39,6s.12 ; 69,10[2x] ; Ps 78,33 ; 94,11 ; 144,4; Pr 13,11[?] ; Pr 21,6 ; 31,30; Is 30,7 ; 49,4 ; 57,13; Jr 2,5 ; 8,19 ; 10,3.8.15 ; 14,22 ; 16,19 ; 51,18 ; Lm 4,17; Jon 2,9; Za 10,2.4.
Le verbe hbl
Quant au verbe hbl, il n’apparaît que cinq fois, dont quatre fois au qal (2R 17,15 ; Jb 27,12 ; Ps 62,11 ; Jr 2,5) et une fois au hiphil (Jr 23,16). Enfin, il faut mentionner le nom propre d’Abel (hābel) en Gn 4,2.4.8.9.25.
2. Étymologie et traductions anciennes
- Du point de vue étymologique, le mot hebel a le sens de vapeur, souffle, buée, exhalaison, brouillard.
Toutefois, dans la Bible, le mot est rarement utilisé dans ce sens (cf. peut-être Is 57,13 ; Ps 62,10 ; 144,4; Jb 7,16). Même dans ces quatre textes, le mot peut être utilisé métaphoriquement ou symboliquement pour suggérer l’idée de ce qui est inconsistant, éphémère et illusoire. Bien entendu, le sens d’un mot ne se réduit aucunement à son étymologie et il ne faut pas confondre dénotation et connotation.
- La traduction de G indique bien que le mot hebel peut être compris différemment selon les contextes où il est employé. Par exemple, le mot hebel a été traduit par des termes dont les significations sont fort différentes : eidôlon, « idole » (Dt 32,21 ; Jr 14,22 ; 16,9), kenos, « vide » (Jb 7,16 ; 21,34 ; 27,12), kataigis, « vent impétueux » (Is 57,13). En rendant systématiquement le mot hebel en Qo par mataiotês ou mataios, « vain », « inutile », G a donné un sens abstrait au mot hebel.
- C’est aussi l’option retenue par hebel en Qo par le mot vanitas, « vanité ». , dans V, qui a rendu
- Au contraire, en traduisant par atmos ou atmis, « souffle », « vapeur », σ', θ' et α' lui ont donné un sens concret.
3. Exégèse moderne : sens et fonction du mot hebel ?
La question de savoir s’il faut donner un sens abstrait ou concret au mot hebel fait toujours l’objet de vives discussions entre les exégètes.
Sens concret
- D’aucuns cherchent à maintenir l’idée de vide qu’implique le mot vanité et rendent hebel par des termes abstraits : zéro, néant, vide, chose creuse, etc.
Sens abstrait
- Au contraire, d’autres optent pour des termes concrets : buée, vapeur, haleine, vent, souffle, fumée, bouffée de cigarette, bulle, etc. Comme ces mots ne peuvent avoir en français que des sens métaphoriques ou symboliques, force est de constater que les images qu’ils évoquent peuvent représenter des jugements divers. Par exemple, comme la métaphore de la buée peut faire référence à ce qui est éphémère, certains rendent hebel par éphémère, fragilité, fugitif, inconstance, volatilité, etc. Toutefois, cette traduction ne saurait s’appliquer à un texte comme Qo 8,14b, car le fait que des justes soient traités comme des méchants et que des méchants soient traités comme des justes n’a rien de vaporeux ou de transitoire. Si c’était le cas, ce serait une merveilleuse consolation! Or, Qo n’apporte ici aucun réconfort, mais il dénonce une fois de plus une situation dénuée de sens.
Sens variés
Comme cet exemple indique bien qu’un terme ne signifie rien en dehors du contexte où il est employé, certains exégètes rendent les 38 emplois du mot hebel en Qo par différents mots :
- scandale, futilité, injustice et souffle ;
- futile, vide, désolé, insensé et éphémère ;
- vapeur, évaporer, illusion, évanescent, furtive, fugace, éphémère et désordre ;
- absurde, futile, incompréhensible et éphémère ;
- nul et sans valeur ; etc.
Figure de signifiant unique, à préserver
Au contraire, de nombreux exégètes sont d’avis que le terme hebel en Qo ne saurait être traduit de diverses manières puisqu’il s’agit du mot clé d’un tout petit livre. Cette option herméneutique a, elle aussi, suscité plusieurs traductions :
- illusion;
- énigme ou énigmatique;
- ironie ou ironique;
- cochonnerie, porcherie ou merde;
- souffle de vent;
- anitjung (en thaï), terme bouddhiste qui fait référence à tout ce qui est instable, éphémère, sans permanence et non fiable ;
- sunyata, un autre terme bouddhiste qui fait référence à l’idée de vacuité et à tout ce qui manque de réalité substantielle ; etc.
.4. Une nouvelle proposition : « absurdité »
Cette liste non exhaustive des diverses traductions qui ont été récemment proposées indique bien qu’il n’y a aucun consensus chez les exégètes. Par ailleurs, force est de constater que, depuis quelques décennies, la grande majorité des exégètes choisissent de rendre le mot hebel en Qo autrement que par « vanité », car ce mot a une connotation morale que le terme hebel n’a pas. Autrement dit, si la traduction latine du mot hebel par vanitas a fécondé maintes cultures pendant des siècles, il revient désormais à maintes cultures de féconder le mot hebel et donc le sens même du livre de Qo.
Un examen rapide de l’environnement lexical du mot hebel dans le livre de Qo indique que le mot ne peut avoir qu’une connotation négative. C’est par exemple ce qu’indiquent les expressions suivantes qui accompagnent le mot hebel :
- rᵉ‘ût rûaḥ, « poursuite de vent / souffle » ou « pâturage de vent / souffle » (Qo 1,14 ; 2,11.17.26 ; 4,4 ; 6,9) ;
- ra‘yôn rûaḥ, « recherche de vent / souffle » ou « pacage de vent / souffle » (Qo 1,17 ; 4,16) ;
- rā‘â rabbâ, « mal grand » (Qo 2,21) ;
- ‘inyan rā‘, « mauvais souci » ou « mauvaise occupation » (Qo 4,8) ;
- ḥŏlî rā‘, « souffrance mauvaise » (Qo 6,2).
Aussi, puisque Qo emploie le mot hebel pour exprimer des jugements non pas sur des choses, comme c’est presque toujours le cas dans le reste de la Bible, mais plutôt sur l’ensemble de la vie et des expériences humaines, la traduction par « absurdité » ou « absurde » semble la meilleure; c’est aussi celle qui est défendue par un nombre grandissant de spécialistes.
Reste à définir ce que ce mot signifie. Du point de vue étymologique, le mot absurde est formé de la préposition latine ab, qui exprime la séparation, et du mot surdus, « inaudible » ; l’absurde désigne donc ce qui est dissonant, ce qui sonne faux, ce qui est discordant, ce qui choque la raison ou encore ce qui est contradictoire et incohérent. Or, de ce point de vue, la vie décrite par Qo est bel et bien « ab-surde ». Au 20ème siècle, le mot est devenu courant dans la philosophie, notamment sous l’influence d’Albert . Dans le livre de Qo, comme dans certaines philosophies contemporaines, l’absurde, c’est
- la dure reconnaissance qu’il n’y a pas de correspondance entre les convictions les plus profondes et la réalité telle qu’elle est expérimentée.
- la reconnaissance que l’être humain ne peut trouver le sens qui se cache derrière les évènements et la réalité.
- la raison lucide qui constate ses limites ; c'est ce qui est irrationnel, ce qui est un affront à la raison.
- ce qui survient de la contradiction entre deux réalités indéniables ; c’est le clash entre ce que l’on est en droit d’attendre et ce qui arrive réellement.
- ce qui naît de la confrontation entre la condition de l’être humain mortel et les aspirations absolues de l’être humain au bonheur et à la vie.