La Bible en ses Traditions

Paratexte de la bible latine, I.

Un des grands intérêts de traduire la version latine produite par saint Jérôme, est d’entrer avec lui dans l'atelier des passeurs de l'Écriture de l'Antiquité. En effet, Jérôme continue l’usage de ceux qui transmettaient les écritures : il y laisse des traces de ses interventions.

Dans la tradition hébraïque, les transmetteurs de l'Écriture sont appelés « massorètes » et c'est à eux qu'est dû le texte hébraïque le plus fiable, dit →« texte massorétique ». Leurs interventions descriptives et prescriptives sont codifiées dans des notes marginales, infrapaginales, ou de fin de livre. C'est ce qu'on appelle  la « petite massore », la « grande massore » et la « massore finale ».

Dans la tradition latine, c'est d’abord, mais pas seulement, en indiquant le début et la fin de chaque livre que le traducteur intervient.

1. Les titres ou : « incipit » et « explicit ».

Voici par exemple les titres des premiers livres dans la Bible selon Théodulfe. Ce proche de Charlemagne devenu évêque d’Orléans puis abbé de quelques abbayes travailla à l'édition des Écritures latines et l'on conserve au moins six bibles composées sous sa direction, ces titres apparaissent dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France (Mss BnF lat. 9380 et 11937) :

Ce ne sont pas de simples titres mais de véritables phrases, commençant par des verbes : incipit (3e pers. sg du présent de l'indicatif du verbe latin incipere : « commencer ») et explicit (3e pers. sg du parfait de l'indicatif du verbe latin explico : « déployer, dérouler », d'où « développer, expliquer »). 

Ces indications disent plus que le simple nom donné au livre. Ponctuant la bible latine livre après livre, elles y conservent le double souvenir de l'origine linguistique et des modes de transmission des traces écrites de la révélation. 

Histoire des langues de la Bible : la mémoire vive de la Torah hébraïque

À l'imitation de saint Jérôme, Théodulfe a travaillé avec un juif (peut-être devenu chrétien, et qui pourrait être l’auteur anonyme des Quaestiones in libros Regum et Paralipomenon, recueil sur les livres des Rois et des Chroniques attribuée ... à saint Jérôme !). Suivant l’usage juif, Théodulfe translittère comme titres des livres de la Torah le ou les premiers mots de chacun en hébreu. Il se permet cependant des variations :

On peut remarquer au passage que chez Théodulfe les livres des Rois n’ont qu’un titre en hébreu, Malachim (dans les bibles latines médiévales les livres de Samuel et des Rois sont appelés Regum primus, secundus, tertius, quartus : il y a pour elles 4 livres des Rois). Jérôme, lui avait été plus explicite sur ce point : voyez par ex. ses titres en 1S 1,1 (cf. 2S 1,1) ; 1R 1,1 (cf. 2R 1,1). 

Histoire des supports écrits des Écritures : une allusion aux temps du rouleau ?

Explicit (de explicare) garde peut-être dans son étymologie la mémoire de l'utilisation des livres antiques qui avaient la forme du rouleau (volumen), avant de se couler dans la forme moderne du codex.

Anonyme, instruments d'écriture romaine, (fresque, 1er s. apr. J.-C.)

Pompéi, Musée archéologique national de Naples, Italie

© Domaine public→ 

De g. à dr. : calame sur son pot à encre, volumen (rouleau) de papyrus, codex (livre) sous forme de tablette de cire, et tablette en bois.

En théorie littéraire

Incipit et explicit ne sont pas seulement de vieux termes de paléographie. Ils sont couramment utilisés en théorie littéraire contemporaine, en particulier dans la science de l’analyse des récits (la « narratologie ») :

L'incipit et l'explicit d’une œuvre sont cruciaux pour qui cherche à la comprendre, car en début et en fin de livre leurs auteurs donnent souvent des clés d’interprétation et  laissent souvent paraître quelles étaient leurs intentions en le composant.

Anonyme, Évangéliaire de Schuttern, détail : incipit de l'évangile de Marc, (enluminure sur velin, Schuttern (Baden), Allemagne, ca 816-825), 30 x 21,5 cm,

MS Add. 47673, Folio 71v, British Library, Londres (Royaume-Uni) © Domaine public→

Les incipits des livres bibliques sont souvent les lieux où les enlumineurs déploient leur art, non seulement pour marquer visuellement la séparation entre les livres par un élément surtout décoratif (comme c'est le cas ici), mais aussi, parfois, pour introduire des personnages, des thèmes ou des scènes caractéristiques du livre qui commence, l'image devenant déjà une exégèse, comme dans ... l'incipit d'un roman moderne.

2. Les didascalies 

Le traducteur antique ne se contente pas d'indiquer ainsi le début et la fin de chaque livre. Il intervient parfois au milieu, pour donner son avis sur les textes qu'il transmet. Ainsi Jérôme prend-t-il soin d'indiquer qu'il n'a pas trouvé tel ou tel passage dans les manuscrits hébreu qu'il a pu consulter, dans les milieux juif de la Palestine du quatrième siècle, et de dire à partir de quelle source il a travaillé. C'est le cas dans deux livres, Esther et Daniel :

(nota bene : Parce que notre édition numérique est fondée sur la versification massorétique, les chapitres 11 à 16 du livre d'Esther apparaissent comme des ajouts même sur le plan technologique, les numéros de chapitre et de versets étant comme ajoutés « à la main »).

Les interventions du transmetteur des Écritures ne sont pas limitées aux tittres et aux didascalies sur le texte lui-même. On devra y ajouter des considérations sur les prologues, les sommaires, les « canons » et les listes d'interpretationes qui finirent par être intégrés au texte même de l'Écrirure au fil de leurs éditions manuscrites... 

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Pour aller plus loin :

 N. M. Sarna, notice « Bible », Encyclopaedia Judaica, t. IV, Jérusalem, 1971, col. 820-821—— Chr. Ménage, « Théodulfe d’Orléans », dans Histoire littéraire de la France, t. XLII, Paris, 2002, 237-267 ——  Gilbert Dahan, La Bible latine du XIIIe siècle, à par. coll. « Patrimoines thomistes», Paris : Cerf, 2025.